jeudi 26 juin 2014

Affaire Lambert : ce que dit vraiment la décision du conseil d'Etat (Thibault Collin)

(Philosophe et écrivain, Thibaud Collin enseigne en terminale et classes préparatoires. Il est membre de l'institut d'études anthropologiques "Philanthropos")

Obstination déraisonnable, voilà l'expression qui tourne en boucle depuis hier pour condamner le maintien en vie de Vincent Lambert, souhaité par une partie de sa famille. Mais l'obstination n'est-elle pas déjà en elle-même un vilain défaut? Ou bien y aurait-il des obstinations raisonnables? Lorsque «cela vaut la peine», lorsque «le jeu en vaut la chandelle», bref lorsque le but semble proportionné aux efforts, l'obstination apparaît comme raisonnable. Plus le but est grand, plus on peut exiger la mise en œuvre de moyens importants. A contrario, exiger des moyens importants sans que ceux-ci ne soient légitimés par un but suffisamment noble apparaît comme déraisonnable. Arrêtons de tourner autour du pot: quelle est la figure de la raison qui se cache derrière cette expression reprise de la loi Leonetti de 2005? La bonne vieille rationalité instrumentale et calculatrice, celle qui a pour dogme «la fin justifie les moyens», adage qui implique que certaines fins ne peuvent justifier certains moyens. Faire preuve d'obstination déraisonnable, c'est selon cette logique déployer des moyens onéreux, chronophages etc. pour un objectif qui ne le mérite pas. Qu'est-ce qui peut bien engendrer un tel «entêtement», une telle «intransigeance» si ce n'est la considération d'un respect de la vie échappant à cette rationalité calculatrice? Si on estime que le critère de la rationalité est le rapport coûts/gains, alors en effet ce respect inconditionnel apparaît nécessairement comme déraisonnable. C'est ce à quoi l'on assiste dans cette triste affaire... comme il paraît loin le temps où l'on affirmait: «la vie n'a pas de prix»!

"Cette phrase en raison de sa circularité est donc en réalité absurde, inconsistante ; mais elle révèle en creux le déni de la vie qu'opère la raisonnement du Conseil d'Etat."

L'arrêt du Conseil d'Etat du 24 juin reprend l'article R.4127-37 du code de la santé publique exigeant du médecin qu'il s'efforce «de soulager les souffrances du malade par des moyens appropriés à son état et l'assister moralement. Il doit s'abstenir de toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique et peut renoncer à entreprendre ou poursuivre des traitements qui apparaissent inutiles, disproportionnés ou qui n'ont d'autre objet ou effet que le maintien artificiel de la vie.» Le problème se concentre ici sur la question de l'artificiel. C'est bien sûr en créant une analogie avec l'acharnement thérapeutique que le maintien de la nutrition et de l'hydratation artificielles apparaît comme déraisonnable parce que disproportionné et inutile. Mais disproportionné et inutile au regard de quel critère? Le Conseil d'Etat répond que «l'alimentation et l'hydratation artificielles constituent un traitement inutile dès lors qu'il a pour seul but, en l'espèce, de maintenir artificiellement la vie». Phrase extraordinaire qui aurait ravi Molière! Si le but de l'artifice est l'artifice, dit en substance le Conseil d'Etat, il est alors inutile. Bien sûr, puisque la même chose est alors moyen et fin! Or l'utilité est un rapport entre un moyen et autre chose que lui-même, à savoir la fin. Cette phrase en raison de sa circularité est donc en réalité absurde, inconsistante ; mais elle révèle en creux le déni de la vie qu'opère la raisonnement du Conseil d'Etat.

"La matrice calculatrice s'abat alors inéluctablement sur la vie humaine pour décréter que la dépendance, la fragilité, la non-productivité autorisent sa suppression."

En effet, l'hydratation et la nutrition artificielles relèvent simplement de l'assistance à personne dépendante. Mon bébé non plus ne peut se nourrir tout seul. Certes, il a devant lui la promesse d'une vie autonome, riche de potentialités ce qui ne semble pas être le cas de Vincent Lambert.

Quelle est la mesure de la pratique médicale? Il est bien évident que la médecine est un art ordonné au recouvrement de la santé qui en elle-même est naturelle. La médecine pallie donc les manques de la nature. Que se passe-t-il lorsque la médecine est confrontée à ses propres limites dans les cas de maladies incurables, de handicaps etc.? Ne pouvant plus agir directement sur l'état de santé, la médecine prend alors comme repère un nouveau critère: le confort du patient et/ou sa volonté mais aussi le coût financier pour la société, l'état psychique des proches etc. Dans cette logique, la vie d'une personne humaine n'apparaît plus comme en soi indisponible ; puisqu'elle est jugée en fonction de critères extrinsèques, dès lors en concurrence. Mais qui ne voit que l'on plonge alors dans l'arbitraire le plus radical? La matrice calculatrice s'abat alors inéluctablement sur la vie humaine pour décréter que la dépendance, la fragilité, la non-productivité autorisent sa suppression.

"Cette exclusion des personnes dépendantes et handicapées de la communauté humaine se retrouve aujourd'hui. A quoi sert la vie de Vincent Lambert ?"

Cette logique s'est installée dans notre société depuis 1975 puisque c'est elle qui gouverne l'interruption dite «médicale» de grossesse. On peut en effet tuer un fœtus atteint d'une maladie incurable ou d'un handicap, et ce jusqu'à la veille de sa naissance, pour lui éviter une vie que l'on juge insupportable, indigne, bref non-conforme aux standards d'une vie humaine épanouie. Cette exclusion des personnes dépendantes et handicapées de la communauté humaine se retrouve aujourd'hui. A quoi sert la vie de Vincent Lambert? A rien, répond le Conseil d'Etat. Puisqu'elle est inutile, il s'agit par «compassion» de le libérer lui-même de cette inutilité. Le Conseil d'Etat trente-trois ans après l'abolition de la peine de mort a ainsi inventé l'assassinat compassionnel. Oser rappeler que l'honneur d'une société réside dans sa capacité à assister les personnes en grande dépendance, c'est alors faire preuve d'obstination déraisonnable. Cet arrêt est un signal supplémentaire à toute la société française qu'un être humain n'a pas un droit inaliénable à la vie en tant que tel. Ce droit est conditionné à toutes sortes de facteurs. Cet effroyable rétrécissement de la raison humaine n'est que la réactualisation d'une logique bien connue de fabrication de rebut humain. Belle illustration de la barbarie en costume!

source: Le Figaro
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