Laurent Joffrin (dans le Nouvel Observateur) et Bernard-Henri Lévy (dans le Point) viennent d'avouer leur embarras face à la tournure prise par le débat sur le «mariage pour tous» et l'homoparenté. Avec les mêmes réflexes sartriens face au réel déconcertant : escamoter les vrais problèmes, s'inventer des ennemis imaginaires et décréter qu'avec eux le débat, n'étant pas digne, ne doit pas avoir lieu.
Ce refus de la confrontation a une raison : plus l'on parle de ce projet sociétal, plus se dissocient deux questions différentes : le mariage et l'adoption. Les sondages montrent qu'une majorité de Français approuvent le mariage et qu'une majorité d'entre eux s'opposent à l'adoption. Position qui recoupe celle que l'on a comprise de François Hollande et que défendent de nombreuses voix à gauche.
Alors Laurent Joffrin et Bernard-Henri Lévy, qui ont tout oublié de leur jeunesse militante sauf la technique de l'enfumage, osent la plus simpliste des tactiques : ne parler que du mariage qui fait presque consensus et feindre de n'affronter que des intégristes catholiques homophobes. Tout le monde le sait ou le sent, les choses sont plus complexes, et il leur faut dissimuler que les catholiques sont majoritairement favorables au mariage homosexuel et que l'on trouve beaucoup d'opposants à l'homoparenté à gauche, à commencer, c'est embêtant, par l'épouse de Lionel Jospin, la philosophe et féministe Sylviane Agacinski, et les chevènementistes, guère connus comme des fantassins du Christ-Roi. Ils préfèrent donc dénoncer en boucle les divines insanités d'un évêque ou d'un élu UMP (il y a le choix) devant lesquelles ils brandissent frénétiquement leurs gousses d'ail.
Cette esquive leur permet d'éviter des arguments auxquels ils ne savent pas répondre. On les comprend : contrairement à ce qu'ils répètent pour se rassurer, la principale et la plus gênante objection à l'adoption ne vient pas des «livres sacrés», des «croyances religieuses» ou des «dogmes de la foi» bloqués sur la «sacro-sainte famille» et le respect de la «pure nature», mais relève du plus moderne et plus progressiste des impératifs : le respect des droits de l'homme et du principe d'égalité.
Voilà ce dont ils ne veulent pas parler : le thème de l'«égalité des droits» invoqué pour revendiquer un droit à l'enfant est contradictoire avec les droits de l'enfant à avoir une figure paternelle et une figure maternelle, droit dont nous avons tous bénéficié, en principe sinon en réalité. Il y a bien une rupture d'égalité dans le fait de priver a priori un mineur de l'intimité d'une femme ou d'un homme dans son enfance, et cela sans autre raison que le désir de deux adultes. Ce bug conceptuel de l'homoparenté plonge nos deux «droits-de-l'hommistes» en plein mutisme : pas une ligne dans leurs éditoriaux sur l'adoption et la procréation médicalement assistée (PMA) autour de laquelle commencent à se déchirer verts et socialistes !
Car le gouvernement a cru répondre au malaise que suscite cette contradiction en dissociant l'adoption de la PMA. Mais c'est une hypocrisie et il faut donner raison aux partisans de la PMA et des mères porteuses : le droit à l'adoption des couples homosexuels ne pourra, dans les faits, être réellement satisfait que par des enfants issus de la PMA pour les femmes et des mères porteuses pour les hommes. Les derniers sondages montrent bien que les Français, eux, ne sont pas dupes de cette manœuvre : ils s'opposent en proportion identique à l'adoption et à la PMA.
La seule vraie question - que refusent d'affronter Joffrin et Lévy - est donc celle qu'a bien exprimée Bernadette Laclais, maire de Chambéry et députée PS : «Au nom de l'égalité des droits entre adultes, faut-il créer par la loi des inégalités entre enfants ?» Loin d'être un combat d'arrière-garde (l'archaïsme contre le modernisme), le refus majoritaire de ce droit à l'adoption bafouant celui des adoptés pourrait préfigurer les nouveaux types de conflits provoqués par un individualisme croissant qui réduit la société au jeu des revendications de «droits» sans souci de ceux qui ne sont pas en situation de défendre les leurs. Le philosophe allemand Jürgen Habermas considère que les parents qui veulent choisir le génome de leur enfant commettent un abus de pouvoir. A fortiori lorsqu'ils le condamnent à une enfance privée de différence sexuelle. Du point de vue de l'égalité, il y a donc bien deux problématiques distinctes : la revendication du droit au mariage homosexuel ne prive pas autrui d'autres droits tandis que le droit à l'homoparenté empiète sur celui des enfants, dans l'incapacité de défendre leur droit à une enfance sexuée. Certains d'entre eux le feront dans vingt ans, en demandant à la justice l'accès à leur filiation biologique comme des adoptés par des couples hétérosexuels le font déjà aujourd'hui...
Mettre autrui à disposition
Ajoutons que l'engagement des religieux dans ce conflit si moderne ne s'explique pas d'abord par biblisme ou par naturalisme, mais parce qu'ils font partie, avec d'autres, des derniers défenseurs des faibles et des sans-voix pénalisés par ce social-individualisme en vogue : ils ne sont pas, sur l'homoparenté, en contradiction avec leur propos sur les Roms, les sans-logis, les vieux ou les malades, mais dans la même logique, qui fut longtemps celle de la gauche.
Une liberté des mœurs qui met autrui à sa disposition sans se soucier de son avis se révèle en effet comme la face sociétale de ce néolibéralisme considérant que tout doit se régler selon le droit et le marché : tout ce qui se fait s'obtient, s'achète, se vend. Position ultralibérale bien exprimée par l'homme d'affaires Pierre Bergé : «Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ?» Où le social-individualisme rejoint le social-libéralisme, comme l'a souligné Christine Meyer, maire adjointe de Nantes : «En tant que femme de gauche, je fais un lien entre le libéralisme économique qui vise à supprimer toute norme ou règle faisant obstacle à la circulation généralisée des marchandises et la libération infinie des désirs qui elle aussi refuse toute norme ou obstacle.»
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