« Faut-il fréquenter la Gay Pride pour savoir ce qu’est une drag-queen ?
Peut-être pas, même si cette étonnante créature n’est vraiment mise en valeur que dans cette gigantesque parade où elle se pavane sur un char, dans l’éclat de sa factice rutilance, juchée sur ses hauts talons vertigineux. On aura compris que la drag-queen est un homme qui se déguise en femme. Un travesti en somme, si le mot avait la même charge d’évocation.
Si Mme Judith Butler a pu amorcer sa longue marche philosophique, celle qui devait aboutir à la théorisation du gender, elle le doit à sa fascination pour la drag-queen. Imaginons quelque Marilyn Monroe de rêve, interprétée par on ne sait quel improbable androgyne. Après tout, c’est Platon, dans le Banquet, qui a donné au mythe de l’androgyne sa dignité conceptuelle. Et on pourrait établir des rapprochements intéressants avec des problématisations contemporaines. Mais la drag-queen est plus qu’une image métaphorique. C’est elle qui commande tout le dispositif de la théorie. À savoir qu’il faut échapper à la distinction “naturaliste” de la dualité du masculin et du féminin. Le corps de l’homme, celui de la femme, n’imposent nulle détermination sexuelle. Ils s’offrent comme autant de textes à rédiger, laissés à la disposition de ceux qui inventeront leur sexualité selon toutes les désinences possibles : hétéro, homo, bi, transsexuel.
Le mythe de la drag-queen impose donc l’idée que tout est construction. Rien n’est normé d’avance. Chacun est dans un rôle d’interprétation sur une scène théâtrale. Et si la société donne l’apparence d’être structurée par les normes hétérosexuelles, ce n’est qu’en raison de ce que Pierre Bourdieu appelait des habitus, c’est-à-dire des habitudes acquises dans le cadre d’une société donnée. À l’encontre de l’essentialisme ontologique qui voudrait que tout soit fixé, imposé par une nature inflexible, les études contemporaines établissent que c’est en vertu d’une pure construction sociale que les représentations hétérosexuelles sont dominantes. La déconstruction des rôles établit le caractère arbitraire des structures socio-sexuelles. Cependant celles-ci s’imposent lourdement avec leurs effets de domination. Ce sont là des indications trop sommaires à propos de la théorie dite du gender, dont il faudrait plus patiemment établir la généalogie ainsi que les débats souvent virulents qu’ils provoquent parmi ses représentants. Née aux États-Unis, sous l’influence des penseurs français de la radicalité critique (la French theory), elle est d’abord l’instrument idéologique d’un féminisme militant. Mais à vouloir réduire la suprématie masculine, c’est l’ensemble des relations humaines qui se trouve mis en examen. Alors qu’un autre courant défend une conception fondée sur la valorisation de la symbolique féminine, la tendance dont Judith Butler est chef de file entend provoquer “le trouble dans le genre”, c’est-à-dire le contraire d’une fixation sur la différence féminine. Dans son dernier essai (la Vie vivante, Les Arènes), Jean-Claude Guillebaud aborde longuement les problèmes posés par la pensée de Judith Butler. Le radicalisme anti-essentialiste se trouve en effet en difficulté, dès lors qu’il évacue l’énorme obstacle du corps. Ce n’est pas la force du langage qui impose la réalité sexuée. Celle-ci se venge, dès lors qu’elle apparaît pour ce qu’elle est. Déjà, Simone de Beauvoir s’était signalée par sa répulsion de tout ce qui concernait la procréation. Par ailleurs, l’existence doit “habiter” l’essence, et chacun doit s’approprier sa propre nature, ce qui n’est pas toujours évident, on s’en aperçoit à l’adolescence.
Il faudra longtemps pour que la théorie du gender traverse l’Atlantique. C’est l’an dernier que l’on apprenait ainsi que Sciences Po Paris l’intégrait dans ses programmes obligatoires. Et c’est tout récemment que l’on avait la surprise de constater que les manuels de SVT de première avaient eux-mêmes intégré cette problématique à partir d’une circulaire du ministère de l’Éducation nationale. L’affaire est d’autant plus surprenante qu’il s’agit de faire transiter des notions philosophiques très controversées dans un enseignement de nature scientifique. En classe de terminale, on conçoit que soient examinées les thèses d’un courant dont l’influence intellectuelle est indéniable. Il ne s’agit pas ici de discussion mais d’injonction. Ce sont de grands adolescents qui apprendront le gender sans avoir été préparés à l’évaluation d’élucubrations hautement contestables. Monsieur Luc Chatel, ministre de l’Éducation nationale, assume-t-il vraiment cette intrusion qu’il impose de fait dans les consciences ? Sait-il de plus que cette théorie du gender est parvenue, là où elle a été élaborée, à une sorte de fin de cycle ? Judith Butler elle-même a remis en question certains éléments principiels de sa démonstration. Le constructivisme absolu ne concerne pas seulement l’identité sexuée, elle met en péril l’identité humaine tout court. Pourtant, les corps résistent à la dénégation de leur sexe et la dignité humaine s’affirmera à l’encontre de qui veut la déconstruire. Dernier ouvrage paru : Abécédaire du temps présent, L’oeuvre, 2011.»
(16 06 2011 – Valeurs Actuelles – Gérard Leclerc) - http://bit.ly/pq2yPE
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