La famille, porteuse d'avenir
CONFERENCE DE XAVIER LACROIX
Dans le cadre des Conférences de Carême 2011 qui se sont tenues sur le thème
« Dans un monde en mutation, quelle vie familiale ? », le diocèse de Grenoble-Vienne
a donné la parole, le 27 mars dernier, à Xavier Lacroix, professeur à la Faculté de théologie
de Lyon. Sa conférence a porté sur : « Famille et mariage : des valeurs sûres ».
Je ne commencerai pas cette conférence de la façon devenue classique depuis quelque temps, quasi incontournable: à savoir l'énoncé de statistiques sur la baisse du nombre de mariages, la multiplication de celui des divorces, la montée du concubinage, du pacs... Trop souvent, dès que l'on parle de famille, les propos sont négatifs, statistiques, quantitatifs.
Je me suis demandé un jour: mais au fond, que nous apprennent réellement ces chiffres ? En vérité, ils ne nous apprennent pas grand chose. Rien qui aide pour les décisions importantes de la vie, qui éclaire pour les actes qui font vivre quotidiennement la famille, qui offre un cap lors des passages difficiles de l'existence.
La famille est d'abord le lieu où sont partagées des valeurs ou, plus précisément, des biens humains fondamentaux. Elle est un des tout premiers lieux de solidarité, de dévouement, de fidélité aux liens sur une longue durée, de service de la vie dans toutes ses dimensions, y compris les plus humbles, le lieu de la vie la plus incarnée. Les données sociales nous indiquent qu'elle est le premier lieu de solidarité lors des coups durs de l'existence - face au chômage par exemple.
Elle est à la fois le lieu des plus grandes joies et des plus grandes souffrances. Joie des naissances, des retrouvailles, des anniversaires, des repas partagés, de voir grandir les enfants, de les voir revenir, de voir arriver les petits, voire les
arrière-petits-enfants... Elle est aussi, il faut bien le dire, le lieu des plus grandes souffrances, de l'expérience de nos limites. Étant le premier lieu de notre incarnation, elle est en particulier celui où la maladie et la mort ont le plus de résonances. Le lieu aussi des mésententes, des brouilles, des ruptures, des départs douloureux - soit de l'un des parents, soit d'un enfant. Elle peut être vécue comme une prison, par des relations possessives ou étouffantes. Lieu aussi de violence : elle est par exemple le premier lieu des crimes de sang, d'abus sexuels, de mauvais traitements. Au vu des chiffres, il m'arrive parfois de dire que la famille est l'endroit le plus dangereux du monde ! Elle peut être aussi le lieu de l'égoïsme collectif, de l'esprit de clan, du culte de la richesse, du patrimoine, du nom... Il paraît que dans la mafia, on a l'esprit de famille !
Le philosophe Jean Lacroix distinguait les familles closes et les familles ouvertes. Les liens familiaux demandent à être clarifiés, purifiés, convertis pour être porteurs de vie.
Jésus lui-même n'a pas toujours été tendre à l'égard des liens familiaux : il a parfois eu des paroles dures à leur égard, manifestant même une certaine distance. On ne pourrait pas faire de lui un militant familialiste !
Distance à l'égard de sa propre famille: quelqu'un lui dit que sa mère et ses frères sont là et qu'ils veulent le voir. Il répond : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » et montrant ses disciples, il dit: « Voici ma mère et mes frères car quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux deux, c'est lui qui est mon frère, ma sœur, ma mère » (Mt 12, 46).
Même les liens de parenté sont mis à leur place. « N'appelez personne votre père, sur la terre, car vous n'en avez qu'un seul, le Père Céleste » (Mt 23, 8). Voici la parole la plus radicale, qui surprend et peut même choquer : « Pensez-vous que ce soit la paix que je suis venu mettre sur la terre? Non mais plutôt la division. Désormais s'il y a dans une maison cinq personnes, elles seront divisées ; trois contre deux et deux contre trois ; on se divisera père contre fils et fils contre père, mère contre fille et fille contre mère, belle-mère contre sa belle-fille et belle-fille contre sa belle-mère » (Le 12, 51).
Qu'on ne se trompe pas sur la signification de ces paroles. Elle peuvent donner lieu à un contresens par une lecture sacrificielle, comme si Jésus voulait détruire les liens familiaux. En réalité, Jésus invite à les remettre à leur juste place en les subordonnant à une autre visée, celle du Royaume de Dieu. Ainsi, il les sauve, les libérant de ce qu'ils peuvent avoir d'enfermant.
Au demeurant, si en paroles Jésus est parfois dur avec la famille, en actes il est plein de sollicitude envers elle. À Cana, son premier miracle est de sauver une noce en apportant du vin nouveau. Au début de l'Évangile de Matthieu, il guérit la belle-mère de Pierre. Tous ses miracles de résurrection - de réanimation plutôt — ont lieu dans un contexte familial. Il rend la vie à la fille de Jaïre, à Lazare le frère de Marthe et Marie, il « rend » le fils de la veuve de Naïm à sa mère.
Mais qu'entendons nous par « famille » 1 Certains pensent peut-être que, dans les propos qui précèdent, je suis dépendant d'une définition de la famille, celle que j'aurais connue durant mon enfance, celle de l'Occident moderne. Les mêmes, ou d'autres, pensent que toute définition de la famille est relative, que nous verrions apparaître aujourd'hui de nouveaux modèles, qu'il faudrait renoncer à tout modèle familial. Telle ne sera pas ma position (1).
Faut-il renoncer à définir la famille?
Lors d'un colloque en Italie, il y a quelques années, des philosophes et des sociologues avaient débattu longuement entre eux à propos de la possibilité d'une définition de la famille aujourd'hui, en évitant à tout prix d'être normatif. Ils étaient finalement arrivés à la définition suivante : une famille est le lieu où au moins un adulte vit avec au moins un enfant. Sans doute, tenons-nous là une définition minimale. Mais pourquoi, dès lors que nous parlons famille, devrions nous nous en tenir au minimum ? Le ferions nous à propos de salaire, ou de bonheur, ou de plaisir ? Je tiens que lorsque nous parlons «famille », il nous faut aussi viser l'optimum, le meilleur, c'est-à-dire ce qui donne joie et bonheur. Il existe une définition élémentaire de la famille, que nous trouvons dans les ouvrages d'anthropologie : la famille est le groupe social qui se constitue à l'intersection des liens d'alliance et de filiation. Elle implique donc deux types de liens
auxquels on peut ajouter un troisième, celui de fraternité.
À cet égard, nous assistons au fil du temps à un curieux mouvement de balancier, que l'on peut résumer en trois temps :
- Pendant des siècles, voire des millénaires, la
famille a d'abord été le lieu de la transmission, de
la filiation, du lignage. Laxe était surtout vertical.
Le lien conjugal existait, mais il était second. Sa
qualité - notamment la présence de l'amour - était
facultative, une sorte de « matière à option ».
- Dans un second temps - depuis vingt-six ou
deux siècles (je m'expliquerai sur ce curieux écart)
- la famille a été pensée surtout autour du lien
conjugal, sur le fondement et la base de l'alliance
interpersonnelle, de surcroît habité par l'amour.
- Dans un troisième temps, depuis une dizaine
d'années, la famille est à nouveau - au moins
chez certains intellectuels - pensée à partir de la
filiation. On dira que c'est l'enfant qui fait la famille.
Que la filiation légitime fonde la famille plus que
le mariage, qui devient facultatif- certains diront:
cela ne change pas grand-chose.
Pourquoi l'écart entre vingt-six et deux siècles ? « Deux siècles » est vrai du point de vue sociologique ou historique: j'entends affirmer par mes collègues sociologues ou historiens que le mariage d'amour (par inclination) remonte au XVIIIe siècle. Je les crois. Certains diront même : au milieu du XXe siècle. Voilà pour les mœurs collectives.
Mais en même temps, quand j'ouvre ma Bible, au premier livre, à la fin du récit de la Création, en Genèse 2, je lis : « Lhomme quittera son père et sa mère, il s'attachera à sa femme et [alors que la suite logique eût été « et tous deux auront beaucoup d'enfants »...]... tous deux deviendront chair une... ». Il s'attachera, dit le texte qui remonte au moins, d'après les exégètes, au VIe siècle avant Jésus-Christ. Or, nous savons qu'à cette époque,l'amour des époux l'un envers l'autre n'était pas la règle commune ! Et à travers toute la Bible nous rencontrons des couples qui s'aiment, Isaac et Rebecca, Jacob et Rachel, Tobie et Sara, les époux du Cantique des cantiques. Si les prophètes choisissent l'analogie de l'amour conjugal pour signifier l'amour de l'Éternel pour Israël ce n'est pas sans raison. Au Ier siècle, l'auteur de l'épître aux Éphésiens osera écrire : « Maris, aimez vos femmes ».
On peut dire que cette conception est en quelque sorte aujourd'hui victime de son succès, dans la mesure où l'amour est perçu par beaucoup comme le seul fondement de la famille. Le subjectif et l'affectif prennent tellement de place que la dimension institutionnelle et objective du lien, l'institution du mariage notamment, n'est plus perçue. « Si l'on se marie parce qu'on s'aime, pourquoi se marier ? » demandent ingénument deux jeunes concubins. Lamour est confondu avec le sentiment et celui-ci éclipse le mariage, qui n'est plus perçu comme le fondement de la famille.
C'est ainsi que nous entendons dire par ceux qui ont la parole dans les médias ou dans des institutions prestigieuses, par ceux qui font l'opinion : le lien conjugal n'est pas le fondement de la famille. Il peut se faire, se défaire et se refaire ailleurs... De toutes manières, le lien parental survivra au lien conjugal. Les familles peuvent être recomposées, monoparentales... De nouveaux modèles se manifestent. Je vous avoue que je suis dubitatif devant cette idée que de nouveaux modèles apparaîtraient.
En effet, il me paraît important de distinguer entre « faire face » et vouloir délibérément.
Faire face est une chose: la famille, la conjugalité tout spécialement, est le lieu de nos vulnérabilités, de nos fragilités, de notre exposition à l'échec. Surtout en un temps où la dimension affective passe au premier plan, ce qui n'était pas le cas dans d'autres cultures. Nul ne peut juger celui ou celle qui a été conduit à vivre une situation de rupture, ni celui qui, en conscience, a jugé bon de fonder une autre famille.
Mais une chose est de faire face, une autre serait de vouloir délibérément de telles situations, qui sont d'ailleurs rarement voulues pour elles-mêmes. Celle qui délibérément voudrait être mère toute seule, privant a priori l'enfant de père, serait en défaut, je l'affirme, face à une obligation, un devoir premier vis-à-vis de l'enfant : celui de lui offrir ce bien humain élémentaire que de pouvoir compter sur la présence d'un père. Les mères qui élèvent seules leur enfant savent ce qu'il leur en coûte, et ce qui leur manque — ce qui manque aussi à leur enfant.
Celui ou celle qui divorcerait à la légère engagerait délibérément les enfants dans une situation lourde et difficile. Il est très douloureux pour un enfant de voir divorcer ses parents. Né de leur union, il grandit sur le roc de leur lien. Il a intériorisé les images parentales et le divorce de ses parents est vécu par lui comme une déchirure intérieure. Une petite fille de 6 ans se présentait à un psychologue en lui disant: « je suis divorcée ». L'enfant ne reçoit pas l'amour de ses parents de façon seulement directe et individuelle, mais indirecte et partagée. Il reçoit le rayonnement de l'amour que se portent ses parents. Une revue titrait astucieusement : « Les parents s'aiment et les enfants récoltent ».
Il n'est pas facile pour un enfant de voir un autre homme à la place de son père à la table familiale, dans la maison, auprès de sa mère. Ou une femme à la place de sa mère. Ni pour cet homme et cette femme d'être accepté par lui. Les médias nous présentent souvent les familles recomposées seulement sous leur jour le plus souriant, le plus séduisant. Mais que de drames cachés ! Derrière une famille re-composée, il y a une ou deux famille(s) dé-composée(s). Et c'est celle qui compte le plus pour l'enfant. On pense peu aussi au sort de celui qui reste seul. Qui dîne le soir sur un coin de table en songeant qu'un autre est assis à sa place à la table familiale. Une étude du Secours catholique montrait que la première cause d'exclusion sociale, de l'exclusion totale, du fait d'être « à la rue » n'était pas le chômage, mais les ruptures familiales. Vous connaissez la spirale: dépression, alcoolisme, perte de l'emploi, perte de revenus, perte du logement. . . Des statistiques indiquent que le taux de suicide des hommes divorcés séparés de leurs enfants est six fois supérieur à la moyenne nationale.
Oui, par rapport à ces souffrances, le discours régnant est bien léger. Il fonctionne comme un mythe ou une idéologie qui gomme les aspérités, les contradictions, les souffrances. Il correspond au point de vue de ceux qui s'en tirent bien. Lhistoire est toujours écrite du point de vue des vainqueurs. Or le B.A.BA d'une parole chrétienne est l'attention aux plus faibles, aux plus démunis, à ceux qui souffrent de ces situations. À commencer par les enfants (mais pas seulement eux) .
C'est pourquoi nous pouvons affirmer tranquillement, sans culpabiliser personne mais, au contraire, en tenant compte des souffrances que je viens d'évoquer, pour mieux même les percevoir et donc mieux les accompagner, qu'il existe encore aujourd'hui un modèle de la famille :
- qui prend en compte les aspirations modernes
(en particulier à aimer et être aimé) ;
- qui n'est pas particulièrement « catho »,
mais qui est attentif à quelques biens humains
fondamentaux, que nous partageons avec certains
agnostiques (j'en connais) ;
— qui n'est pas conservateur, ouvrant même sur bien des architectures. Il comporte quatre piliers. Sur quatre piliers - ou sur quatre angles - on peut envisager bien des architectures !
Quatre piliers pour la famille
1. Le mariage
La famille, ai-je rappelé, est au minimum le lieu d'accueil des enfants. Or, mettre au monde un enfant ou l'adopter, c'est contracter à son égard une responsabilité particulièrement forte, qui porte sur la durée, une longue durée, car il en faut du temps pour que grandisse un enfant ! Il apparaît alors que l'engagement à l'égard de celui-ci est moralement indissociable d'un engagement envers l'autre parent. Reconnaître un enfant, c'est bien s'engager envers lui, mais que vaut un tel engagement si l'avenir du couple est envisagé comme aléatoire, en dehors de toute obligation contractée, autrement dit, si on laisse ouverte l'hypothèse qu'à plus ou moins long terme l'un des deux parents soit séparé de lui?
Un courant montant aujourd'hui dans les milieux juridiques français affirme que désormais le mariage n'est pas la seule façon de fonder une famille. Le corps social, à travers ses différents acteurs, devrait se désintéresser du lien conjugal, de son statut, de sa solidité, de l'appui qui peut lui être donné, pour ne faire porter l'attention que sur le lien de filiation. Ce serait la filiation qui ferait la famille.
Cette position n'est pas responsable ; elle ne peut pas être tenue jusqu'au bout. Remplacer l'alliance par la filiation n'est qu'une manière apparente de fonder la famille sur l'enfant. En réalité, ce qui sera déterminant dans l'histoire ultérieure, ce ne sera pas l'intérêt de l'enfant mais bien les aléas de la vie du couple.
Non, ce n'est pas l'enfant qui fait la famille. Une telle charge serait, du reste, bien trop lourde pour ses frêles épaules. Il est très pesant, très onéreux pour un enfant, de s'éprouver comme étant la raison d'être du lien entre ses parents. En revanche, il est très libérant pour lui de sentir que le lien entre son père et sa mère repose sur d'autres bases, d'autres fondements que l'attachement qu'ils lui portent. Sur une parole antérieure, une parole d'alliance, c'est-à-dire un engagement dans la durée et dans la solidarité. S'il n'a pas l'intuition de ce roc, de ce fondement, l'enfant éprouvera une grande insécurité intérieure.
Il relève de l'évidence que le mariage est à ce jour le fondement le plus solide et le plus cohérent pour la filiation. En dehors de ce cadre, la définition de la filiation est hésitante. Elle balance entre le critère dit « biologique » (terme appauvrissant) et le critère dit « volontaire », autrement dit, entre la mise en avant de la dimension génétique, du « sang », d'une part, et la dimension adoptive, reposant sur la reconnaissance, d'autre part. En réalité, aucun de ces deux critères n'est suffisant pour fonder la parenté. Etre « père » ou « mère » engage plus que le génétique, plus aussi que la volonté. Dans le mariage, ces deux dimensions sont réunies. Il réunit le volontaire et l'involontaire, le charnel et le spirituel, au total, d'emblée les trois dimensions de la parenté : corporelle, légale et domestique. En dehors du mariage, ces trois fonctions sont beaucoup plus souvent dissociées. Les contestations de paternité sont trois fois plus nombreuses hors mariage que dans le mariage (en chiffres absolus).
Il est vrai que le mariage n'est pas de soi une garantie de stabilité. Nous ne le savons que trop. Mais, quels que soient les fragilités et les aléas de l'histoire singulière du couple, il y a et il y aura toujours une différence entre l'union « de fait », celle où les partenaires restent ensemble « tant que ça marche », comme je l'ai entendu dire un jour, et l'union voulue, résolue, publiquement affirmée comme telle et consentant à être instituée, ce qui veut dire impliquant des tiers.
Entre le double « oui » échangé dans l'intimité (si tant est qu'il soit prononcé) et l'affirmation de ce même consentement haut et fort devant une assemblée représentant l'ensemble des appartenances sociales ou communautaires, il y a une différence non seulement de degré, mais de nature. Le « oui » public est consentement à une objectivité du lien, à l'engagement dans des liens qui débordent la seule subjectivité.
2. La différence des sexes
Le mariage est le premier lieu où joue la différence des sexes. Selon une formule de mon collègue protestant Olivier Abel, il est « le lieu où l'on interprète la différence des sexes ».
Quant à la parenté, qu'elle implique la différence sexuelle est une évidence qui n'avait pas besoin d'être argumentée il y a trente ans encore. Mais il faut désormais justifier ce qui relève du bon sens. Naître, c'est naître de deux corps. Il y a là non seulement une contrainte, mais une source de sens.
La négation de cet ancrage charnel de la parenté conduit à concevoir une parenté artificielle, fondée seulement sur le désir conscient, le projet et la volonté. C'est dans ce contexte que se développent les demandes en vue d'une « parentalité » reconnue à des couples de même sexe. Par adoption ou procréation médicalement assistée, serait consacrée la dissociation entre deux dimensions de la parenté : corporelle et éducative.
Dans les débats qui ont lieu en France à ce propos en ce moment, j'affirme que si la parenté était reconnue à deux personnes de même sexe, serait instituée une discrimination. Sous prétexte de lutter contre une fausse discrimination entre les adultes, on en créerait une beaucoup plus réelle et bien plus grave entre les enfants.
En effet, il serait érigé en norme, prévu par la loi, que des milliers d'enfants puissent a priori être privés de ce bien élémentaire qu'est la différence entre deux repères identificatoires, masculin et féminin, dans leur univers de croissance intime. Ni le masculin ni le féminin - faut-il le rappeler - ne récapitulent tout l'humain. Qu'il soit garçon ou fille, l'enfant a donc besoin, pour la découverte de son identité d'un jeu subtil d'identification et de différenciation avec ses deux instances paternelles et maternelles. Cela a été étudié avec minutie par une littérature scientifique surabondante. Mais, par un étrange phénomène d'amnésie collective, le discours montant fait froidement table rase de tout cet acquis (2).
Un autre bien élémentaire pour l'enfant sera une généalogie claire et cohérente, lisible.
Il faut enfin souligner combien paternité et maternité prennent sens l'une par l'autre. C'est un homme tourné vers une femme qui est père, une femme tournée vers un homme qui est mère. Le féminin de la maternité, comme le masculin de la paternité se mettent en valeur l'un l'autre. Homme et femme: deux corps, deux voix, deux styles, deux formes de tendresse, de parole, d'autorité. Paternité et maternité : deux manières de donner la vie. de la recevoir et de continuer à le faire, l'un avec l'autre, l'un par l'autre. Sans la limite et la distance introduites par le père, la maternité risque de céder aux démons de la toute puissance. Sans la présence et la douceur de la mère, la paternité sera comme déracinée.
3. L'accueil de la vie comme don
Au principe et à l'origine de la famille se trouve une donnée première, la naissance. Donner la vie, accueillir un enfant : quelle plus grande œuvre humaine? Tous reconnaissent qu'il n'y a pas d'action plus précieuse, plus étonnante. Mais au fait, s'agit-il bien d'une action? Est-ce vraiment nous qui « faisons » les enfants ? De toute évidence, non. Nous les concevons, nous les attendons et nous les mettons au monde. S'il est une expression à laquelle il faut tordre le cou, c'est bien celle de « faire des enfants ». Françoise Dolto nous met en garde : « Les parents croient faire des enfants, mais heureusement, les enfants ne se laissent pas faire ! ».
L'homme et la femme sentent bien que l'enfant n'est pas le résultat de leur agir. Que font-ils en effet? Quelque chose de très précieux, mais de bien limité: ils s'unissent, dans la jouissance. Et ensuite, que se passe-t-il? En vérité, ils n'en savent pas grand chose. Le savoir contemporain donne des renseignements précis aux scientifiques, mais eux mêmes sont loin de tout savoir ou de tout maîtriser. Les parents ordinaires encore moins. En réalité, l'enfant grandit invisiblement dans le corps de la femme, obscurément, mystérieusement. C'est lui qui grandit : la science confirme que c'est l'embryon ou le fœtus qui déclenche la plupart des phénomènes qui lui permettent de grandir.
L'existence des procréations médicalement assistées vient apparemment - je dis bien apparemment - changer la donne. Dans les représentations courantes et médiatiques, celles-ci feraient de la procréation une technique médicale, un résultat de l'agir humain. Mais il n'y a là qu'une apparence : avant et après l'acte médical, le corps, la nature sont largement prédominants. Ce sont eux qui ont le premier et le dernier mot.
À cet égard, nous devons avoir un regard critique à propos d'un changement de discours sur ces procréations médicalement assistées. Jusqu'à présent, celles-ci étaient considérées comme un palliatif minoritaire, aléatoire et onéreux face à une infertilité douloureuse. À peine un enfant sur vingt a été conçu ainsi. Et le taux de succès est de 20 %. Ce palliatif n'est que passager car, ensuite, l'embryon est implanté dans le corps de la mère et les choses se déroulent comme pour une grossesse ordinaire. Or, voici que maintenant, certains présentent ce recours à la technique comme un nouveau modèle procréatif. Certains, tel Maurice Godelier, vont jusqu'à affirmer: « Avec les progrès de la science, la sexualité n'est plus indispensable à la reproduction ». Mais que signifie donc « ne plus être indispensable » ? Et si tel était le cas, que peut-on en conclure ? Que la vie vienne de la chair (qui est le corps vécu de l'intérieur), qu'un troisième naisse de l'union de deux corps, de deux personnes, cela est source de sens et continue à l'être.
Lorsque l'enfant paraît, il est déjà humain, c'est-à-dire personnel, animé donc par une vie déjà spirituelle. Pressentir en lui une âme, c'est reconnaître qu'il est porteur d'un mystère, d'une vie dont les mécanismes de la biochimie ne suffisent pas à rendre compte. Plonger dans le regard d'un enfant, c'est plonger dans une nuit insondable, dans une nouvelle dimension du réel, dans l'Ouvert. « Dans les yeux d'un nouveau-né, si l'on sait voir, il est possible de lire l'infini. Le regard d'un nouveau-né est un vertigineux mystère » (3).
Celui qui s'émerveille devant un berceau, devant les yeux d'un enfant, est loin de percevoir la vie comme le produit de son action, comme le résultat d'une technique. On devine que l'enjeu est important : car si l'on commence à concevoir l'enfant comme un produit, où s'arrêtera-t-on ? L'accueil du nouveau-né comme don prépare à accueillir l'enfant qui va grandir, puis l'adolescent, puis le jeune adulte, eux aussi comme des dons, en se réjouissant de leur liberté.
4. L'appartenance à un plus grand corps
Les questions relatives à la famille sont trop souvent abordées sous l'angle exclusivement privé, intime, affectif. Au-delà des liens d'alliance et de filiation, la famille, restreinte ou élargie, est partie prenante d'un tissu plus large.
La montée des divorces est aussi le symptôme d'un malaise global, d'une culture qui, bien au-delà de la sphère familiale, ne favorise pas le sens de l'être lié. Les difficultés de la transmission entre les générations proviennent pour une grande part de ce manque de relais, de médiations, de références communes. Pratiquement seraient à développer des lieux de parole, d'entraide, de soutien, d'échange, de formation, de réflexion, soit sur la vie conjugale soit sur la responsabilité parentale. Ces lieux existent mais sont encore trop rares (4).
C'est ici que la notion de communauté peut se révéler décisive. Si la « grande société », la collectivité dans son ensemble, n'ose pas être porteuse de normes, en l'absence peut-être de références communes librement consenties, cette fonction revient alors à des groupes moins anonymes, plus cohérents où se vivent des liens à la fois de solidarité et de libre appartenance, autour d'un corpus de croyances et d'options fondamentales sur la vie.
Elle-même communauté - en principe ! - c'est-à-dire lieu d'une mise en commun, la famille ne pourra l'être pleinement qu'en étant greffée sur la vie d'une communauté plus large. Plus les années passent, plus l'option communautaire me paraît décisive, tant pour l'avenir de la famille que pour celui de la transmission.
Tels sont les quatre piliers qui doivent rester présents à l'esprit lorsque l'on parle de la famille, surtout lorsque l'on s'adresse à ceux qui se destinent à fonder une famille. Il s'agit de garder des repères, ce qui n'empêche pas, au contraire, d'être accueillant envers toutes les situations. Je l'ai dit plus haut et je le répète : on sera beaucoup plus accueillant que l'on est conscient des manques et on sera d'autant plus conscient des manques que l'on garde en vue ce qui est souhaitable.
La Bonne Nouvelle chrétienne
La parole chrétienne est essentiellement cela, une bonne nouvelle. Elle peut se décliner selon trois axes.
1. Elle dit tout d'abord, à l'adresse de ceux qui s'apprêtent à fonder une famille, à l'adresse aussi des couples qui traversent la durée, parfois non sans efforts et difficultés : « Vous pouvez miser sur des ressources plus profondes et plus fortes, plus constantes que les hauts et les bas de votre sentiment, c'est-à-dire de votre psychologie ».
Le couple n'est pas seulement un phénomène psychologique, mais une réalité spirituelle. Ses ressources essentielles sont spirituelles : des vertus comme la patience, l'humilité, la confiance, la gratitude, la générosité, l'aptitude à pardonner. Il est évident que de telles attitudes dépend l'avenir du couple, évident aussi qu'elles sont spirituelles.
Les trois principales vertus seront bien sûr les vertus dites « théologales », c'est-à-dire données par Dieu : la foi, l'espérance et la charité.
La foi comme confiance de fond, comme accueil d'un don, comme remise de soi est vitale pour le lien conjugal.
Lespérance aussi est vitale non seulement pour le lien conjugal, mais pour la paternité et la maternité. Que serait une éducation sans espérance?
Sur l'amour, nous pouvons articuler une parole forte. Car nos contemporains sont en attente d'une parole sur l'amour. Ils placent très haut cette valeur et. en même temps, ils sont conscients que les images stéréotypées qui en sont données sont insuffisantes.
Nous pouvons affirmer que l'amour n'est pas seulement un sentiment mais à la fois un commandement et un don. L'amour du prochain est la basse continue de l'amour conjugal et familial. En dernier ressort, surtout lorsque les autres composantes sont en crise ou en panne, c'est comme mon premier prochain que j'aime ma femme, mon mari, mon enfant. Je devine en lui la présence d'un infini, d'une source, d'un inconnu qui me bouleverse et m'appelle au don. Quand on a une fois reconnu cette présence en lui, en elle, cela ne peut s'effacer. La bonne nouvelle est que, selon un auteur (5), l'amour « est la circulation de la vie comme don », en un double sens comme don au sens actif, l'acte de donner ; comme don au sens passif, le don reçu. Nous recevons la force de donner. C'est ce que nous appelons la grâce.
2. La deuxième Bonne Nouvelle porte sur la consistance du lien conjugal. Jésus a innové par rapport à toutes les morales de son temps en affirmant que ce lien était définitif et irrévocable. Il a explicitement interdit la répudiation et le remariage. Un historien très rigoureux nous dit qu'il s'agit d'une de ses paroles les plus certaines de Jésus (6). Il y a là une originalité de la parole chrétienne. Nous sommes les seuls à affirmer l'indissolubilité du mariage. Ce qui pourrait être pris pour une norme contraignante est d'abord une bonne nouvelle: entre un homme et une femme, entre deux personnes qui se sont choisies, il peut exister un lien aussi fort que les liens du sang, plus fort même. C'est le sens originel de l'expression « une seule chair ».
Au contraire, une culture dans laquelle seuls les liens du sang seraient inconditionnels, reconnus comme indissolubles, tous les autres liens étant précaires et provisoires, serait quelque peu triste. Cela reviendrait à affirmer que deux libertés ne peuvent pas se lier d'une manière aussi forte, aussi réelle que les liens qui proviennent de la naissance. Nous croyons au pouvoir créateur de la liberté. Pouvoir créateur parce qu'elle est habitée, précédée par la présence du Créateur : « Ce que Dieu a uni... ».
Il s'agit donc d'abord d'une bonne nouvelle. Le lien d'alliance peut être un roc, sur lequel on peut compter. Et nous avons besoin de pouvoir compter sur un tel roc.
Pour ceux qui n'ont pas réussi à vivre cette solidité, des appels demeurent toujours. L'Église comprend que l'on soit amené à se séparer, elle le prévoit même dans son Droit. Mais elle affirme que le sacrement, mystérieusement - humainement aussi - demeure toujours. Elle appelle les personnes divorcées, quelle que soit leur situation, à manifester la conscience de cette permanence. La question, à laquelle il n'existe pas de réponse simple, peut se résumer ainsi : comment vivre les richesses du nouveau lien tout en reconnaissant le mystère du premier lien ? La clé est sans doute dans une parole de Jacques Nourissat, qui a élaboré une pastorale à l'adresse des fidèles divorcés et remariés : « En toute situation, il y a un appel à la sainteté ». Cela pourrait être détaillé, mais l'essentiel est dans cet appel. Il s'agit de la forme la plus concrète de l'espérance. Ce mot veut dire au minimum: une voie est toujours ouverte (7).
3. La troisième bonne nouvelle porte sur la participation à une alliance plus large. Nous avons vu l'importance de l'ancrage communautaire de la famille. Les croyants ont la chance d'appartenir à une communauté et, qui plus est, à une communauté centrée sur le mystère de l'alliance, qui est aussi celui du don jusqu'au bout, de la vie donnée. « II n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime » Qn 15, 13).
Selon le concile Vatican II, l'Eucharistie est « le centre et le sommet de la vie chrétienne ». Elle imprègne de sens tout ce qui est vécu, en particulier la conjugalité. Lorsque l'on adhère, mieux, lorsque l'on participe au mystère de la vie donnée, donnée en nourriture, livrée, cela change tout: on quitte la mentalité d'épicier (pardon pour les épiciers) — je veux dire de celui qui calcule tout, avec ses chances de profit. On expérimente que, selon la parole que les Actes attribuent au Seigneur lui-même : « II y a plus de joie à donner qu'à recevoir » (Act 20, 35). Au contraire, lorsqu'un couple entre dans la logique du calcul, du donnant-donnant, de l'équivalence et du bénéfice, les spécialistes nous disent qu'il est mal parti.
L'alliance eucharistique n'est pas vécue seulement de façon privée, elle est vécue en Eglise, en communauté, ce qui augmente les chances de bonne santé du couple - comme, à l'opposé, une des premières causes de sa fragilité est son isolement.
Sous l'alliance conjugale, première par rapport à elle, la sous-tendant et l'alimentant, il y a l'alliance fraternelle. La communion avec d'autres, en particulier avec d'autres couples qui célèbrent ensemble le mystère de la vie donnée, est une chance inouïe pour les couples. Sachons apprécier. Ce qui nous unit, ce qui nous relie, n'est pas seulement privé, intime, affectif, psychologique, mais la participation à une vie plus large que la nôtre.
Nos communautés chrétiennes peuvent ainsi garder une dimension prophétique en ce domaine : non seulement en continuant à affirmer que l'alliance conjugale « suffisamment bonne » est la meilleure chance pour la famille (pour les liens parentaux eux-mêmes), mais en contribuant à alimenter, soutenir et encourager concrètement ces liens.
Ainsi donc, quand nous parlons de la famille ou du mariage, nous promouvons à la fois des biens humains comme tels, que toute conscience peut percevoir, et des biens spirituels reçus de notre foi. Les premiers peuvent être perçus sans les seconds, mais quand les uns et les autres se marient, s'allient, ce n'est pas plus mal, c'est même une grande chance.
(*) Xavier Lacroix a été, de 1986 à 1994, directeur de l'Institut des sciences de la famille de Lyon. Il est membre du Conseil national de pastorale familiale de l'Église catholique et du Conseil national d'éthique.
(1) Les thèmes et thèses de cette conférence sont développés au chapitre I de mon livre De chair et de parole. Fonder la famille. Bayard, 2007.
(2) Cf. Xavier Lacroix, La confusion des genres, Bayard, 2005.
(3) Denis Marque!, Père, Albin Michel, 2003, p. 148.
(4) Les « Chantiers éducation » des Associations familiales catho
liques, les formations de l'association L'école des parents. Voir
aussi les possibilités de parrainages de proximité : Union natio
nale des associations de parrainage de proximité, 87, rue d'Assas,
Paris VIe (contact@unapp.net ou www.unapp.net).
(7) Pour plus de développements, je renvoie à mon article : « L'indissolubilité entre le mystère et la loi » in Théophilyon, tome XVI, vol 1, avril 2011.
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