jeudi 12 février 2015

"La faute à Zemmour  ?" Entretien avec Gérard Leclerc












(Source: France Catholique)



Comment expliquez-vous le cas Zemmour  ?

Gérard Leclerc  : Je connais Éric Zemmour depuis le milieu des années 80, où nous avons été collègues au Quotidien de Paris, dirigé par Philippe Tesson. Jeune journaliste, il était alors au service politique. Je garde un excellent souvenir de ces années, où Éric se montrait déjà un observateur acéré de la classe politique. Il était patent que c’était un homme de culture. Je me souviens d’une remarque de Philippe Tesson sur « Zemmour qui est sûrement en train de relire Proust  ». Toutefois, je ne soupçonnais pas le destin qui allait être le sien.

J’ai commencé à percevoir les choses, quand Éric est entré au Figaro. Visiblement, il avait des convictions solides et il n’était pas prêt à en démordre sous le poids des conformismes. Je me suis aperçu qu’il était toujours un observateur sagace du monde qu’il fréquentait professionnellement mais que, parallèlement, il développait une réflexion intense, nourrie de lectures considérables. C’est cela qui explique son rôle aujourd’hui. Il ne se contente pas d’avoir des opinions. Il est supérieurement armé pour les défendre et les illustrer.

N’est-il pas devenu passeur d’idées et même une sorte de leader moral  ?

Tout a commencé sérieusement avec l’émission «  Ça se dispute  !  » sur i-Télé avec comme protagoniste, le directeur de L’Express Christophe Barbier. C’est sans doute sa participation à un certain nombre de débats antérieurs qui avait permis à la chaîne de repérer ses talents de débatteur. Mais là, une formule originale lui permettait d’aller jusqu’au bout de sa pensée. Celle-ci apparaissait d’autant plus argumentée qu’elle s’énonçait face à un interlocuteur qui répondait point par point. Il n’était plus possible d’ignorer les positions d’Éric Zemmour, elles étaient d’une clarté totale.

France 2, grâce à Catherine Barma et Laurent Ruquier, va permettre à Éric d’accéder à la célébrité. «  On n’est pas couché  » est une émission qui mêle les genres et attire les téléspectateurs sous le biais du divertissement. Mais d’abord avec Michel Polac puis surtout Éric Naulleau, l’émission va prendre une autre allure.

Les deux Éric, tout en demeurant dans le registre de l’humour, vont imposer une exigence intellectuelle. Car il ne se contenteront pas de traiter la politique et la littérature, au gré des invités de la soirée, il formuleront leur jugement sur les productions artistiques des chanteurs ou des gens du spectacle. Ce sera cruel à beaucoup, car ils opéreront souvent de véritables éreintages à l’encontre des habitudes de la profession. Cela leur vaudra une réputation peut-être sulfureuse.

Arrivé à ce point, est-il possible de situer précisément l’intéressé dans ce domaine des idées  ?

Tout à fait  ! Éric Zemmour est désormais le représentant de ceux qui sont en désaccord avec ce que les Anglo-Saxons appellent la pensée mainstream. Déjà, il apparaît comme un réactionnaire, plus encore qu’un conservateur. Et alors que ce genre de qualificatifs suffit à effrayer ceux qui en sont l’objet, lui n’en conçoit nulle peur. Bien au contraire. Et il aura les occasions d’exposer ses idées de façon plus systématique, dans les ouvrages qu’il va désormais publier régulièrement.

Sa pensée se développe à partir d’une analyse politique. Éric Zemmour se réclame de la tradition gaullienne et il ne cesse d’incriminer tout ce qui a dilapidé l’héritage. La question européenne apparaît comme cruciale. Pour lui, Bruxelles a accaparé la plupart des pouvoirs, réduisant la France à l’impuissance, au profit d’une technocratie ultra-libérale. Là où le général de Gaulle avait un projet proprement politique qu’il avait imposé dans le cadre des premières institutions européennes, s’est mis en place un dispositif au service de la mondialisation. Derrière cette analyse se profile une conception historique de l’État, qui se rapporte à la gloire passée de la France. Éric ne craint pas d’honorer la gloire de Napoléon et il défend tous les principes du patriotisme le plus exigeant.

Parallèlement, il s’est engagé dans une critique de ce qu’on pourrait appeler la civilisation des mœurs. Il s’en prend à l’esprit soixante-huitard. Ainsi aggrave-t-il son cas, car il se met en travers de toute l’évolution des mentalités et singulièrement du milieu intellectuel et artistique acquis au progressisme qui est le vecteur de toutes les prétendues émancipations modernes. Un démagogue serait rapidement remis à sa place. Avec un homme de culture de sa dimension, il faut être capable de répliquer. Et l’expérience s’est chargée de montrer que ce n’était pas facile. D’où la fureur de beaucoup.

Ne s’est-il pas mis dans de mauvais cas  ? Devant un tribunal pour racisme  ? Ce qui lui a valu une condamnation. Il y a eu l’affaire de l’entretien auCorriere della Sera qui a provoqué une campagne pour réclamer son éviction des médias.

Il est guetté par tous ceux qui espèrent qu’un dérapage lui vaudra un discrédit définitif. Zemmour, c’est l’obsession de ceux qui pensent que le péril réactionnaire risque de submerger la France. Ils sont persuadés qu’un renversement s’est produit en faveur d’une pensée conservatrice extrême et qu’il est désormais abusif de dire que le politiquement correct est toujours en position dominante.

Toute une rhétorique passe par la hantise du retour aux années trente. On sait bien pourquoi. Les années trente du XXe siècle représentent l’avènement du totalitarisme dans sa mouvance fasciste et nationale-socialiste. Ce rapprochement est absurde car les circonstances ne sont plus du tout les mêmes et le climat intellectuel est d’une tout autre nature. Mais il s’agit de faire peur.

Il y a ce qu’on appelle le populisme…

Il n’est pas possible d’établir une équivalence totale entre la pensée d’Éric Zemmour et le parti de Marine Le Pen. Zemmour tient à son indépendance intellectuelle et, même s’il y a des recoupements, sa pensée et son mode d’expression ne sont pas ceux d’une organisation partisane. D’une certaine façon, il est beaucoup plus exigeant et il a sans doute à l’égard du Front national des objections déterminantes.

Par ailleurs, dans le bouillonnement actuel il y a d’autres réalités. Par exemple, La Manif pour tous s’inscrit dans un espace qui n’est pas celui du Front national. Elle répond à des exigences éthiques primordiales. Par bien des côtés, Éric Zemmour se retrouverait de ce côté-là. Il n’a jamais craint d’exprimer son opposition aux réformes dites sociétales. Je me référerais volontiers à l’essai de Gaël Brustier sur Le Mai 68 conservateur, qui marque la spécificité des courants qui ont formé ce phénomène.

À ce propos, il y a une difficulté. Éric Zemmour, d’origine juive, ne se retrouve pas complètement dans une culture façonnée par le christianisme…

Éric demeure fidèle à sa tradition familiale religieuse. Pour autant, il ne méconnaît pas la culture chrétienne. Il a des auteurs de prédilection tels Bossuet ou Chesterton… Par ailleurs, il identifie la France à ses racines chrétiennes et il s’oppose à toute entreprise laïciste. Mais il a aussi ses différences. J’en veux pour preuve sa conception du mariage, où il semble prendre ses distances par rapport à la théologie chrétienne. Le mariage d’amour, auquel il impute la désagrégation familiale, est largement une invention du christianisme. Encore faudrait-il s’entendre sur la notion d’amour et se déprendre des confusions romantiques. Il faudrait voir aussi comment dans le cours du temps il y a pu avoir accommodement entre certaines convenances sociales, convenances de milieu, avec le principe du consentement et donc de la liberté des époux.

Je constate que la curiosité d’Éric étant sans limites, il explore sans cesse de nouveaux espaces, ce qui lui permet d’aller de découvertes en découvertes. Cela peut produire quelques déconvenues. Il a été trop vite en imputant au pape François le largage de tous les dogmes. Même si cela lui a permis d’être chaudement approuvé par une mouvance traditionaliste, il a été téméraire dans ses conclusions. Il l’a d’ailleurs en partie reconnu.

Une des choses qui m’ont frappé à la lecture de son best-seller, c’est l’absence de références à l’évolution religieuse de la France. Il parle comme d’une évidence de la déchristianisation mais il n’y a aucune référence au concile Vatican II. Je présume que, s’il se concentrait sur le sujet, il se retrouverait assez spontanément du côté de la mouvance tradi. Je le vois bien dénoncer les dérives d’un certain christianisme de gauche, en phase avec les ravages de l’esprit soixante-huitard. Je ne nie pas qu’il y ait là un filon à exploiter, mais ce n’est pas le seul. Il aime citer la formule de Chesterton sur «  les idées chrétiennes devenues folles  ». Le phénomène de fond qu’il n’aborde pas directement — mais qui le fait  ? — est celui de la déchristianisation. Les réformes sociétales qu’il dénonce se rapportent à une culture néo-païenne, qui a brisé avec la Tradition intellectuelle du christianisme.

On aimerait avoir son analyse sur le phénomène de La Manif pour tous avec ses enracinements dans une France catholique toujours vivante.

Malheureusement Le suicide français arrête sa chronologie en 2007. On peut ajouter qu’il y a dans cet essai un parti pris pessimiste qui l’amène à ne prendre en considération que les facteurs de destruction de la civilisation française. Et puis, si chez lui l’analyse est culturelle, sa culture se rapporte d’abord à la politique. Dans Le suicide français, tout commence avec la mort du général de Gaulle. Ce n’est pas seulement la grande figure historique qui s’efface, c’est l’État qui défaille. C’est la fin de tout projet vraiment politique, l’économisme devant acquérir une prépondérance sans partage. De là, la dérive de l’Europe bruxelloise que nous avons déjà signalée. Récemment, recevant Régis Debray dans son émission de Paris Première, il citait avec délice une phrase de l’écrivain, notant le caractère emblématique de l’omniprésence d’un Jacques Attali sur la scène publique.

Que penser de la polémique à propos de Robert Paxton, l’historien américain bien connu  ?

L’occasion était trop belle pour ne pas ouvrir un nouveau procès à l’homme qui ose s’interposer dans des débats dont la portée dépasse le pur récit historique. Depuis la publication de son ouvrage sur la France de Vichy, Paxton est un auteur canonique, qu’il serait malséant de critiquer. Pour autant, Paxton est-il infaillible  ? Je ne le crois pas, même si l’on a avantage à bien connaître le dossier avant de se lancer dans une controverse avec lui. Éric Zemmour a osé l’impensable, et mal lui en a pris. C’est Léa Salamé qui, la toute première lui a vivement reproché ses quelques pages sur Paxton, en des termes qui rendaient toute discussion impossible. Le sujet de la déportation des juifs est tellement sensible, qu’il est périlleux de l’aborder, tout comme la question de Vichy qui relève d’une sorte de tribunal moral. Je ne veux pas reprendre ici l’ensemble du problème et je ne prétends pas lui donner une réponse. Celle-ci appartient aux historiens, à qui il faut laisser toute la liberté de la recherche et aussi du jugement. Je remarquerai qu’Éric Zemmour a été l’objet d’un procès tronqué et qu’on n’a pas pris la peine d’analyser les sept pages qui concernent Paxton. Il est vrai qu’il était délicat de répondre aux vraies questions qui se trouvent dans ces pages, notamment celle qui concerne une étrange représentation de l’occupation où les troupes allemandes paraissent absentes lorsqu’elles ne sont pas de simples figurantes et que tout se concentre sur le seul maléfice de Vichy. Pour moi qui ai vécu intensément la période retracée dans Le suicide français, je retrouve toute la mentalité de l’époque avec un changement radical des représentations sur la période de la guerre. C’est dans ce contexte que se situe également l’œuvre très contestable de Zeev Sternhell, voulant à toute force démontrer que le fascisme est une invention proprement française dont Vichy est la résultante obligée. Nous sommes là au cœur de la déconstruction de l’histoire de France et de la fierté nationale.

Comment envisageriez-vous un dialogue avec Éric Zemmour  ?

Le suicide français, ne constitue pas un essai en forme. Éric Zemmour a réuni plusieurs dizaines de flashs des dernières décennies. Il s’agit de problèmes factuels. On ne peut dénier les faits mais on peut s’opposer sur leur interprétation. Ce qu’Éric Zemmour considère comme une dissolution nationale, d’autres l’interprètent comme une sorte d’épopée de l’émancipation. Ce qui est en cause se sont les paramètres du jugement, ce qu’on appelle les valeurs.

En s’attaquant au conformisme des médias Éric Zemmour s’est attiré la vindicte de gens qui ne pensent plus qu’à s’en débarrasser, du moins à en débarrasser la scène publique. Étrange procédé de la part de ceux qui se réclament de la démocratie et en bafouent le dispositif central qui est le libre échange des idées. Éric Zemmour pose des questions incontournables. Cela ne veut pas dire que je m’identifie complètement à sa pensée. Sur des points essentiels je développe d’autres convictions. Je n’aimerais pas que son pessimisme tourne au défaitisme. J’ai le sentiment que dans le monde tel qu’il est la France a encore de grandes chances. Et pour évoquer d’un mot la question sensible de l’intégration, j’estime qu’Éric Zemmour ne prend pas suffisamment en compte l’espace francophone où se joue une partie de notre destin. Je souhaiterais que la polémique se convertisse en une véritable discussion. Celle qui refuse les anathèmes et répond aux difficultés qu’Éric Zemmour a le mérite d’exposer sans complaisance.




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