ARTICLE DE JEAN-MICHEL BESNIER
Agrégé de philosophie et docteur en sciences politiques, Jean-Michel Besnier (a) signe dans la revue des jésuites Etudes un article sur l'impact anthropologique des nouvelles technologies, en montrant l'intérêt d'une éthique de la vulnérabilité face à la démesure des prétentions technologiques.
Texte publié dans la revue Etudes n. 4146 de juin 2011
Les technologies d'information et de communication ont la discutable vertu de propager des idées capables de mobiliser des mouvements d'opinions qui incitent parfois à réunir les moyens pour les réaliser. C'est ainsi que se développent dans le cyberespace des associations dites « transhumanistes » qui tentent de persuader nos contemporains de la prochaine émergence d'un homme nouveau, grâce aux technologies nouvelles axées sur la maîtrise du vivant et l'augmentation des facultés cognitives. LAssociation transhumaniste mondiale a ainsi vu le jour en 1998 aux États-Unis, et s'est donné un Manifeste qui revendique notamment « le droit moral de ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives et d'être davantage maîtres de leur propre vie. Nous souhaitons, soulignent ses rédacteurs, nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles ». Avant elle, en 1991, un mouvement fondé par Max More, « Les Extropiens », envisageait rien moins que d'inverser l'entropie de l'univers et d'offrir ainsi aux hommes les conditions d'une amélioration sans limites. À la fin des années 2000, on apprenait la création d'un Institut de la Singularité, confié à Ray Kurzweil et financé par Google et par la NASA, dont le projet vise à préparer l'avènement d'une intelligence non biologique qui rendra l'humanité tout simplement obsolète. Récemment, une Association française transhumaniste, nommée Technoprog, a tenu sa première conférence à Paris, peu après celle qu'ont tenue des Anglais réunis sous l'égide d'un mouvement emblématiquement baptisé « Humanity + ». L'actualité se fait de plus en plus l'écho, dans les médias des sociétés technologiquement développées, de cette conviction selon laquelle les technologies nouvelles sont en passe de réinventer l'homme. Vaine illusion ou prospective fondée ?
(a) Professeur à l'Université Paris IV et chercheur au Centre de recherche en épistémologie appliquée (CREA/École polytechnique/ CNRS), Jean-Michel Besnier est l'auteur de La croisée des sciences. Questions d'un philosophe, Seuil, 2006 et de Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nousl, éd. Fayard, 2010.
Les techniques ont-elles inventé l'homme ?
Saura-t-on un jour si les « technoprophètes », comme les a nommés Dominique Lecourt, sont des illuminés ou s'ils détiennent le pouvoir performatif de faire advenir ce qu'ils attendent? Il faut en tout cas tempérer leur intempestivité si l'on veut ne pas hypertrophier leurs anticipations. Car, il faut le souligner, l'idée que les techniques ont la faculté de transformer l'homme est loin d'être neuve. Elle est au principe de la paléo-anthropologie et de l'explication du phénomène de l'hominisation. Qu'on aille seulement lire la description d'homo habilis proposé par le professeur Henry de Lumley, dans L'Homme premier (éditions Odile Jacob, 1998) : son évocation de la manière dont la taille d'outils en pierre, en os, en dents ou en corne, il y a environ 2,5 millions d'années, a décidé de notre avenir. L'évidence s'est imposée à la paléoanthropologie que l'homme était né à ce moment-là, alors que les australopithèques qui étaient bipèdes et capables d'utiliser conjoncturellement des objets à titre d'instruments de survie, n'avaient pas atteint, quant à eux. l'art humanogène de la manufacture - c'est-à-dire n'avaient pas fait de la fabrication de l'outil le tesson de leur arrachement aux déterminismes naturels.
Les technologie ont inventé l'homme, en ce sens qu'elles lui ont permis de développer une pensée conceptuelle, qu'elles l'ont obligé à inscrire son développement dans la dynamique d'une complexité croissante et de devenir, tout simplement, un être de culture. La taille de la pierre, autorisée à des êtres auxquels la station verticale a permis de hbéier la main et les organes phonatoires, a changé la vie de nos premiers ancêtres : elle les a conduits d'abord à composer avec une matière qui a dicté ledesign d'outils (comme les choppers. les grattoirs et les burins), qui eux-mêmes ont induit d'autres outils, lesquels ont dû imposer des gestes nouveaux pour leur usage, modifier les schémas corporels, suggérer des modes d'organisation sociale, impulser de nouvelles technologies qui ont elles-mêmes, comme la navigation ou l'agriculture, produit des comportements inédits, des systèmes de coopération, des croyances - bref, une histoire.
Faut-il, cela étant, céder à une sorte de déterminisme technologique en prétendant que l'homme n'est que le produit de ses outils - des outils qui auraient été d'abord le prolongement de son corps, des prothèses en quelque sorte, puis auraient créé l'espace d'une extériorisation dans lequel tous les possibles auraient pu s'exprimer, jusqu'à ceux qu'actualisent nos ordinateurs ou nos satellites ? Le déterminisme dessine une trajectoire linéaire, un schéma de causalité univoque qui ne convient pas à la description de l'hominisation. L'idée d'une co-évolution semble plus adaptée à la situation créée par l'invention par l'homme d'outils qui vont en retour le contraindre à évoluer. S'inspirant de Leroi-Gourhan. Bernard Stiegler a cette formule qui résume l'essentiel : « L'homme s'invente dans la technique en inventant l'outil — en s'extériorisant techno-logiquement » (La technique et le temps 1.édition Galilée p. 152). Cette extériorisation « techno-logique » ainsi formulée a le mérite de souligner cette composition de la technè et du logos, de l'outil et du langage, à laquelle l'homme doit de s'être soustrait à l'inertie naturelle et d'être devenu ce qu'il est.
Est-ce que cette brève évocation des thèmes de la paléo-anthropologie suffira à accréditer comme une évidence la thèse selon laquelle la technique serait anthropologiquement constitutive, comme le dit Leroi-Gourhan? Les technologies ont inventé l'homme. Elles l'ont fait sans toujours en avoir l'air - subrepticement : en le disciplinant, par exemple, quand les machines doivent imposer des gestes précis; en le portant à sortir de lui-même, quand elles lui offrent la perception d'horizons nouveaux ; en le conduisant à nouer des relations avec ses semblables, quand elles lui donnent des moyens élargis de communiquer. Cela et d'autres caractéristiques du même ordre signalent la puissance diffuse des techniques dont nous sommes à la fois les sujets et les instigateurs. Quand certains philosophes et historiens rappellent l'impact de l'écriture - cette technique matricielle - sur l'humanité, quand ils expliquent comment elle nous a portés à percevoir le monde sur le mode de la segmentation, de la liste, du répertoire, de la raison analytique, comment elle a extériorisé et étendu notre mémoire, comment elle a rendu nos actions efficaces, ces philosophes et historiens illustrent de manière magistrale le fait que la technologie nous a bel et bien inventés.
Pourquoi, si cette thèse est devenue l'évidence même, la question de savoir si nous serions à la veille d'une réinvention de l'homme semble-t-elle connoter autre chose qu'une invitation à examiner si les technologies les plus récentes restent bien dans le droit fil de l'hominisation décrite par la paléo-anthropologie ? Pourquoi la posture des transhumanistes ne nous paraîtrait-elle pas aussi banale que l'affirmation d'un hyperhumanisme annonçant que nous disposons des moyens de plus en plus sophistiqués de réaliser notre humanité? En toute rigueur, l'homme n'a jamais cessé de se réinventer, et cela parce qu'il est un processus en co-évolution avec un environnement qu'il modifie et qui le modifie sans arrêt. Les nouvelles technologies ne devraient pas changer fondamentalement les choses. Pourtant, elles le font, et c'est cela qu'il faut examiner.
Changements dans la technique
En quoi percevons-nous donc dans l'actuel pouvoir des techniques l'annonce d'une coupure dans le processus par lequel l'homme a justement produit ces techniques ? En quoi la perspective qu'il soit réinventé par ces techniques nous semble-t-elle modifier ce que nous tenions jusqu'ici comme évident?
La réponse doit se trouver dans le caractère inédit de la technologie qui se déploie sous nos yeux. On peut risquer la thèse selon laquelle la technique a acquis des caractéristiques qui bouleversent la constitution anthropologique qu'elle garantissait, L'observateur de son développement récent rencontre ces caractéristiques qui servent d'argumentaire au transhumanisme aussi bien qu'aux critiques du monde moderne (1). On souligne par exemple que la technique obéit à des impératifs de vitesse qui déconcertent la temporalité à laquelle les hommes sont naturellement assujettis. C'est d'ailleurs cet aspect qui alimente la prophétie selon laquelle elle nous exposera bientôt à la singularité, c'est-à-dire à ce point de non-retour qui fera surgir un futur dans lequel nous n'aurons plus d'importance, comme si nous devions être victimes d'une « vitesse de libération », comme on dit en astronautique, et abandonner la pesanteur. Le thème revient souvent pour ponctuer l'histoire de plus en plus subtile de la maîtrise technique de la nature par les hommes : à la matière puis à l'énergie a succédé l'information comme le mobile essentiel des réalisations techniques. Le temps dit réel est ainsi devenu une obsession. Pas seulement chez ces internautes qu'on appelle « geeks » et qui aspirent à la dématérialisation, mais aussi - hélas -chez les décideurs économiques et les politiques. Les politiques de recherche contemporaines, en premier lieu la prospective européenne qui s'élabore actuellement pour faire suite à la Stratégie de Lisbonne 2000-2010, traduisent déjà cette propension à mesurer l'efficacité à l'aune de la seule réactivité : l'innovation à tout prix y est l'argument du moindre programme. Le temps qui séparait jadis l'invention de l'innovation en charge de l'appliquer se trouve de plus en plus raccourci : le transfert de l'une à l'autre voudrait tendre à être instantané et il est en voie d'écraser la recherche proprement dite. Quand il avait fallu 102 ans entre la découverte du phénomène physique appliqué dans la photo et la photographie elle-même (1727-1829), 56 ans pour le téléphone, 35 ans pour la radio, 12 ans pour la télévision, 14 ans pour le radar, 6 pour la bombe à uranium, 5 pour le transistor (2), on s'attend à présent qu'à échéance de 2 ans, les chercheurs contribuent à mettre sur le marché des innovations techniques abouties. C'est là le « court-termisme » imposé par lAgence nationale pour la recherche (ANR) ou la Communauté européenne (3) de plus en plus dénoncé par les chercheurs. Toujours plus vite pour satisfaire un impératif de compétitivité devenu une fin en soi : les hommes qui y sont désormais contraints peuvent-ils demeurer ceux qu'ils étaient?
Autre caractéristique des technologies qui déconcertent nos contemporains et qui étayent l'impression que nous sommes en train de préparer la rupture qu'espèrent les transhumanistes : les objets techniques que nous produisons sont de plus en plus caractérisés par leur autonomie. Depuis au moins la cybernétique des années 1950, on s'attache à développer des machines capables de s'auto-réguler et de fonctionner comme des systèmes ouverts, apparentables à de véritables organismes. L'ère des objets intelligents est annoncée pour demain. Mais que seront les hommes appelés à assister passivement à la communication que les machines établiront entre elles, ainsi qu'on peut déjà l'apercevoir en aéronautique ou dans les centrales nucléaires ? À force d'avoir voulu réaliser leur autonomie grâce à des machines qui leur assurait la maîtrise sur leur environnement, les hommes ont fini par accorder cette autonomie aux machines elles-mêmes, par leur déléguer - au point de se trouver secondarisés et aliénés par elles.
La modernité qui nous enjoignait de poursuivre la réalisation de cette autonomie qui nous échappe de plus en plus se trouve mise en péril sur un autre terrain : celui des symboles eux-mêmes, qui devaient offrir à notre prométhéisme sa justification. Il était entendu, en effet, que la technique accomplissait sa mission d'accompagner l'homme dans son émancipation par rapport à la nature et qu'elle le faisait dans le contrepoint du langage qui pouvait assurer de son côté la « mise en culture » de la science et de ses réalisations. Les deux facteurs de l'hominisation — la technique et le langage, les outils et la parole - fonctionnaient de concert dans la construction de l'humanité. Or on assiste aujourd'hui à un déséquilibre en faveur de la technique : le langage est de plus en plus diminué et menacé par les machines qui veulent le simplifier, le transformer, le rendre inutile. Qu'on songe à l'effet de simplification extrême produit sur le langage par les technologies du Web ou le recours aux SMS. Qu'on songe aux fantasmes générés par les neurosciences qui, aux yeux de certains transhumanistes (comme Kevin Warwick), devraient contribuer à rendre superflu l'échange par les mots au profit de la mise au point de dispositifs de communication par ondes électromagnétiques, réalisant l'équivalent d'une relation télépathique. Qu'on songe à l'infirmité croissante des promoteurs de ces techniques déshumanisantes à instaurer le débat argumenté autour de leurs innovations... L'homme que les technologies du virtuel vont réinventer aura peut-être bientôt perdu la parole et il ne connaîtra plus d'autres symboles que ceux qui servent la cause de la numérisation.
Il n'est plus temps de se le dissimuler: les technologies nouvelles ne nous simplifient plus la vie, elles simplifient jusqu'à la caricature nos comportements et nos pensées de telle sorte qu'elles nous réduisent à l'élémentaire : simple destinataire d'un serveur vocal, simple usager d'une automobile devenue une boîte noire répondant à des commandes automatiques, simple scripteur sur des traitements de texte prenant de plus en plus d'initiative dans la rédaction de nos courriers ; nous sommes invités à nous dépouiller des éléments de complexité et d'intériorité qui nous donnaient à penser que nous étions autre chose que des machines.
L'idéal d'un homme nouveau
Les nouvelles technologies réinventent un homme selon leur format et leurs exigences fonctionnelles. C'est ce monde en devenir qui justifie l'impression d'une cassure dans le processus de co-évolution qui décrivait le régime de construction de l'humanité.
L'homme nouveau, proclame-t-on, saura s'adapter à ses machines, quitte à devenir méconnaissable. Il satisfera au vœu formulé par Francis Galton, au début du XXe siècle, qui attendait de la biologie qu'elle donne les moyens d'améliorer l'espèce humaine de sorte qu'elle soit à la hauteur des machines. C'est cela l'eugénisme revendiqué « libéralement » (4) comme idéal imposé par une société technologisée, laquelle se trouve entravée dans son développement par des hommes imparfaits ! C'était déjà le rêve de Marinetti et des futuristes italiens des années 1920: construire grâce à la sidérurgie un homme d'acier qui aura expulsé le corps et ses passivités ! On sait dans quels termes le fascisme a revendiqué peu après cet idéal d'homme nouveau...
Si la revendication de cet idéal n'est pas nouvelle, si elle se situe même implicitement dans le sillage des attentes générées par la modernité, nous prenons conscience, aujourd'hui, des moyens dont nous disposons pour la réaliser: l'amélioration de l'homme par les technologies est devenue un programme explicite, alors qu'elle n'était jadis qu'une vision plus ou moins associée à Frankenstein. En 1956, le philosophe Gunthers Anders le disait déjà: nous courons après nos machines et déplorons notre impuissance croissante par rapport à elles. Nous éprouvons une insupportable honte à leur égard - une « honte prométhéenne » (5). C'est, à vrai dire, avec la finitude humaine que nous désirons en finir, et le projet technique qui devait nous rendre aussi forts que des dieux devient clairement celui de nous transformer en dieux, c'est-à-dire en êtres dépourvus de la passivité qui nous force encore à naître par hasard, dépourvus de la souffrance et de la maladie associées à la fragilité de nos corps, du vieillissement et de la mort non désirée.
Les technologies nouvelles - opportunément regroupées dans la convergence NBICs (6) -déclarent en réalité inventer l'au-delà de l'humain. C'est ce que nous découvrons à travers l'imaginaire de nos sociétés et qui se trouve en rupture par rapport au prométhéisme de la modernité qui glorifiait encore l'humain, puisqu'il voulait l'imposer aux dieux eux-mêmes.
Préparer le successeur de l'homme
Comment faire en sorte d'échapper à ce que nous sommes, en mobilisant ce que nous sommes parvenus à obtenir de nos techniques? C'est la question-programme des transhumanistes dont les divers Manifestes apparaissent, on l'a dit, au service d'un Humanisme amplifié - le H+ -, alors qu'en réalité, ils révèlent leur intolérance à l'humanité en nous. En ce sens, la « cyborgisation » est présentée comme la formule de transition vers la réalisation de la fusion de l'homme avec la machine qui pourrait faire triompher un posthumain. Quelques nos contemporains, au nombre desquels figure en général Vuploading, c'est-à-dire l'ambition de télécharger le contenu du cerveau sur des matériaux inaltérables (par exemple des puces de silicium) susceptibles d'être implantés à volonté sur d'autres corps ou dispositifs. La mort ne consisterait, dans ce scénario, que dans la décision de débrancher le logiciel réceptacle du contenu de la conscience, laquelle - comme on l'objectera - est abusivement identifiée à la modélisation du cerveau.
En dépit de ces naïvetés, on découvre combien les promesses hyperboliques (ce que l'on nomme le discours « hype ») des technoprophètes - ont fait franchir à l'homme un palier où la question de sa réinvention devient plutôt celle de son augmentation, puis celle de sa relève.Une argumentation empruntée à une vulgate de l'évolutionnisme néo-darwinien vient offrir une légitimation théorique à cette relève : rappelons donc que l'espèce humaine a triomphé du struggle for life grâce à son pouvoir de fabriquer des outils et à celui de s'être constituée en sociétés réglées par le langage et la fonction symbolique en général. Parce qu'elle a su composer avec les pressions sélectives de l'environnement, elle a pu survivre,
se développer et prospérer. Pourquoi, demande-t-on aujourd'hui, le pouvoir technique qui lui a valu d'être retenue comme viable dans l'évolution ne pourrait-il pas modifier en retour les pressions sélectives de l'environnement et pérenniser ainsi la sélection d'une espèce nouvelle qui serait donc issue de l'humain ? Application de la thèse de l'effet réversif, comme l'ont baptisée certains commentateurs de Darwin sensibles au fait que la culture est susceptible de rétroagir sur la nature : la technologie est en train de préparer les conditions d'émergence de variations et de mutations qui donneront sa trajectoire à l'évolution à venir. La technologie qui se rend autonome produit déjà des objets intelligents qui vont relayer les mutations aléatoires de la biodiversité, pour faire advenir une espèce nouvelle.
Il ne s'agit donc plus de réinventer l'homme, mais de préparer - avec emphase - le Successeur de l'homme (comme dit Jean-Michel Truong (7) ou bien la Singularité (comme dit Ray Kurzweil (8). Déjà, on constate une certaine complaisance à faire valoir l'immaîtrise au cœur des activités technoscientifiques : immaîtrise dans le domaine des nanotechnologies, par exemple, où l'on dit que prospèrent des apprentis sorciers par vocation et non pas par accident. Immaîtrise dans le domaine des biotechnologies ou de la biologie de synthèse, où les expériences « pour voir », pour tester sa créativité, seraient de plus en plus fréquentes (9). Un culte du phénomène émergent exprimerait déjà cette disposition à accueillir le hasard d'une évolution dont on aurait travaillé aléatoirement les conditions initiales.
Affronter le problème éthique de ce refus de l'humain
Que conclure ? Si l'on prend au sérieux les extrapolations des technoprophètes, mais aussi les ambitions affichées par certains laboratoires de recherche encouragés par d'enviables financements, les technologies nouvelles vont réinventer un homme qui aura consenti à sa disparition. Il ne s'agira déjà plus d'un homme mais de l'avatar d'une humanité exténuée. La technolâtrie est le symptôme de cette fatigue d'être soi, diagnostiquée par les sociologues depuis Alvin Toffler dans les sociétés hypertechnologisées. Plus nous nous sentirons impuissants et déprimés, plus nous serons tentés de nous tourner vers les machines. La technologie est l'alibi de nos faiblesses humaines : c'est ce que nous donnent à comprendre en particulier les addictifs au Web. Lorsqu'un technoprophète comme Jean-Michel Truong proclame qu'à ses yeux on ne saurait vouloir - « après Auschwitz » - que l'espèce à venir ait le visage de l'homme et qu'à cet égard, il faut miser sur les technologies pour assurer la venue d'un successeur, on peut s'inquiéter. Surtout si ce genre de constat ne rencontre aucune résistance de la part de ceux qu'on nomme les « digital natives » parce qu'ils sont nés avec l'internet et considèrent spontanément que leur avenir sera ce que les technologies en feront.
Comment résister, comment remettre ces technologies à leur place, c'est-à-dire dans un contexte proprement humain ? Avant de songer à rejoindre le camp des adeptes de la décroissance ou de céder à la folie destructrice des « luddites » (10), il conviendrait d'affronter le problème éthique posé par l'absurdité de notre aspiration à échapper à l'humain. Est-il encore permis de réhabiliter la finitude en nous, de consentir à ce qu'il nous demeure une irréductible passivité, celle qui se traduit par la naissance, la souffrance, la maladie, le vieillissement et la mort ? Comment accepter de faire naître au hasard quand on pourra fabriquer et programmer l'être nouveau ? De supporter la douleur et l'angoisse de vivre, si l'on peut supprimer les sources d'inquiétude existentielle autant que les déficiences du corps ? Une éthique de la vulnérabilité, objectée à la démesure suicidaire de nos prétentions technologiques, est la perspective qu'ouvré l'attention portée à nos insuffisances et à nos fragilités. Elle est le vrai défi que le monde contemporain nous impose.
aussi sur : http://on.fb.me/reOnOt
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Transhumanisme: " Qu' allons nous faire de nous ? "
" La révolte des masses " d' Ortega Y Gasset
(1) Voir Jean-Michel Besnier,
Demain les post-humains. Le futur
a-t-il encore besoin de nousl, éd. Fayard 2010.
(2) Cf. Bertrand Gilles, Histoire des techniques, Gallimard, Pléiade
1977, p. 39. Cité par B. Stiegler, La technique et le temps 1, p. 54.
(3) Cf. Le texte de la CE intitulé « Innovation » qui doit définir
pour les dix ans à venir les politiques de recherche des États
membres et faire suite à la Stratégie de Lisbonne qui avait donné
le tempo avec « l'économie de la connaissance ».
(4) Habermas fustige « l'eugénisme libéral » qui se développe
aujourd'hui comme une offre issue des biotechnologies mises
sur le marché. Ainsi le clonage reproductif, à ses yeux, risque
bien d'être réclamé un jour au titre du service que les sciences
et les techniques doivent rendre aux contribuables des pays qui les
financent. Tout ce qui est techniquement réalisable sera réalisé,
pourvu que cela trouve preneur sur le marché...
(5) Cf. G. Anders, L'obsolescence de l'homme. Sur l'
âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, éd. L'Encyclopédie des
nuisances, 2002.
(6) Du nom du programme américain associant les
Nanotechnologies (N), les Biotechnologies (B), les sciences de
l'information (I) et les sciences cognitives (C). Ce programme, dit
de convergence technologique, alimente nombre des spéculations
des mouvements transhumanistes.
(7) Cf. J.-M. Truong, Totalement inhumaine, éd. Les Empêcheurs
de penser en rond, 2001. Le titre de l'ouvrage emprunte à Pierre
Teilhard de Chardin, qui est convoqué par Truong au titre d'un
précurseur du posthumanisme.
(8) Cf. Humanité 2.0. La Bible du changement, M21 éditions,
2007.9
(9) Ce sont des thèmes qui sont développés par Jean-Pierre
Dupuy dans Pour un catastrophisme éclairé, éd. Le Seuil, et qui
trouvent de plus en plus d'échos dans l'univers en émergence de la
biologie de synthèse, avec ses « biohackers » ou ses « biologistes de
garage », comme on appelle les bricoleurs qui hybrident le vivant
et l'électronique, avec des moyens dangereusement réduits.
(10) Du nom des artisans anglais du textile qui sabotaient les machines à tisser. Hans le contexte de la société industrielle du XIXe siècle.
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