samedi 27 septembre 2014

Contrat d'Union Civil ? - "Europe: la famille diluée dans les droits de l’homme" par Grégor Puppinck




Europe : la famille diluée dans les droits de l’homme

Dans un arrêt rendu le 7 novembre 2013, la CEDH a estimé que deux hommes adultes vivant séparément devaient bénéficier de la protection accordée aux familles dans le cas particulier où ils entretiennent une relation homosexuelle stable. Selon cette nouvelle conception du droit, ce n’est plus la famille qui précède l’État, mais la famille qui procède de l’État*.

La Cour européenne des droits de l’homme (la cour) affirme dans l’arrêt Vallianatos et autres c. Grèce(n° 29381/09 et 32684/09) que, dorénavant, lorsqu’un État européen légifère en matière de famille, il « doit choisir les mesures […] en tenant compte de l’évolution de la société ainsi que des changements qui se font jour dans la manière de percevoir les questions de société, d’état civil et celles d’ordre relationnel, notamment de l’idée selon laquelle il y a plus d’une voie ou d’un choix possibles en ce qui concerne la façon de mener une vie privée et familiale » (§ 84).

La Cour veille ainsi à ce que les États européens adaptent leur législation à (sa propre perception de) l’évolution des mœurs. Cet arrêt marque une étape nouvelle dans la dissolution accélérée de la définition juridique de la famille qui, de réalité biologique et institutionnelle, est devenue une notionextensible jusqu’à l’incohérence.
La famille constituée par le mariage ou/et les enfants

La Convention européenne des droits de l’homme (la Convention) protège « la vie privée et familiale » dans une même disposition (art. 8), avec le domicile et la correspondance, mais la Cour a progressivement distingué la protection de la vie privée de celle de la vie familiale. La vie privée est un concept large qui ne se prête pas à une définition exhaustive. Sa protectiona essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics et peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée (Olsson c. Suède, n° 10465/83, 24.03.1988).

Quant à la protection de la vie familiale, elle porte essentiellement sur les relations entre les enfants et leurs parents. Selon sa jurisprudence traditionnelle, la Cour considère que le droit au respect de leur vie familiale « présuppose l’existence d’une famille » (Marckx c. Belgique, n° 6833/74, 13.06.1979, §31) ou, à tout le moins, l’existence d’une relation potentielle pouvant se développer, par exemple, entre un père naturel et un enfant né hors mariage (Nylund c. Finlande, déc., n° 27110/95).

Ainsi, la Cour estimait qu’à défaut de mariage, c’est l’existence d’un enfant qui était constitutive d’une vie familiale (Johnston c. Irlande, n° 9697/82, 18.12.1986). Un couple non marié et sans enfant ne pouvait donc prétendre bénéficier de la protection accordée aux familles (Elsholz c. Allemagne [GC], n° 25735/94, 13.07.2000).

De façon très proche, la Déclaration universelle des droits de l’homme protège toute personne contre les « immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance » ainsi que contre les « atteintes à son honneur et à sa réputation » (art.12).

Tel que cela a été solennellement énoncé dans divers instruments internationaux, la famille est reconnue et protégée en tant qu’« unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants » (préambule de la Convention internationale des droits de l’enfant). La protection ne vise pas le couple mais la famille qui « a droit à la protection de la société et de l’État » (art. 16§3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et 23§1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques) « aussi longtemps qu’elle a la responsabilité de l’entretien et de l’éducation d’enfants à charge » (art. 10§1 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels). La reconnaissance accordée par la société au couple résulte en fait de sa contribution au bien commun par la fondation d’une famille, et non pas de l’existence, entre les personnes constituant le couple, de sentiments, ceux-ci relevant normalement de la vie privée.

Si la Cour a longtemps conservé cette compréhension organique des rapports entre famille et société, l’évolution des mœurs l’a cependant amenée à reconstruire ce rapport. Certes, l’émergence des « droits LGBT » a contribué activement au bouleversement de la compréhension juridique de la famille. Toutefois, la cause de ce bouleversement est davantage à rechercher dans l’émergence d’un droit à la reconnaissance sociale des relations affectives et au mariage, conçue comme valeur autonome, comme une liberté individuelle indépendante de sa finalité sociale qu’est la fondation et la protection de la famille.
Droits des personnes LGBT : de la vie privée à la vie familiale

L’histoire de la jurisprudence relative aux « droits LGBT » est en partie l’histoire du passage de la protection accordée au titre de la vie privée à la protection accordée au titre de la vie familiale. Alors que, dans un premier temps, la Cour avait admis la pénalisation des relations homosexuelles (p. ex. Déc. Com. EDH n° 104/55 du 17.12.1955, n° 7215/75 du 7.07.1977), elle a considéré par la suite que ces relations devaient finalement être ignorées de la loi et revêtues de la protection accordée à la vie privée. Elle a ainsi censuré les ingérences de l’État constituées notamment par la pénalisation des relations homosexuelles entre adultes (Dudgeon c. Royaume-Uni, n° 7525/76, 22.10.1981).

Ce n’est que combinée au principe de non-discrimination, par comparaison à des personnes ou à des couples hétérosexuels, que l’invocation de la protection de la vie privée a permis de mieux protéger les droits des personnes homosexuelles. Il en a ainsi été par exemple en matière d’attribution de l’autorité parentale (da Silva Mouta c. Portugal, n° 33290/96, 21.12.1999) ou d’agrément pour adopter un enfant (Fretté c. France, n° 36515/97, 26.02.2002). Dans l’affaire Kerkhoven et Hinke c. Pays-Bas, (n° 15666/89, 19.05.1992), la Commission avait refusé d’assimiler à une vie familiale une relation stable entre deux femmes et l’enfant mis au monde par l’une d’elles, accordant à cette relation la seule protection de la vie privée.

C’est avec l’arrêt Schalk et Kopf c. Autriche(n° 30141/04, 24.06.2010) que la Cour a modifié sa position, estimant que les relations homosexuelles excédaient le cadre de la vie privée et justifiaient une reconnaissance publique, non plus sous le volet répressif, mais en tant que mode légitime de vie familiale. Eu égard à l’évolution législative en Europe, la Cour a jugé en effet que la relation qu’entretient un « couple homosexuel cohabitant de fait de manière stable » relevait « de la notion de “vie familiale” au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation (§94) », et non plus seulement du domaine de la vie privée.

Depuis l’arrêt Schalk et Kopf, la cohabitation stable des membres du couple suffisait à constituer une vie familiale, le mariage ou la présence d’enfant n’étant plus nécessaire. Avec l’arrêt Vallianatos, la cohabitation n’est même plus nécessaire selon la Cour puisque des « personnes physiques adultes […] qui entretiennent des relations homosexuelles […] en dehors d’une cohabitation » mènent également une vie familiale (§49). Il est vrai que la Cour n’a jamais considéré nécessaire la cohabitation, mais seulement si les conjoints étaient mariés ou divorcés, ou s’il existait un enfant, car c’est le mariage ou l’enfant qui constituait la vie familiale.

Cette évolution avait été amorcée par l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni (no28957/95, 11.07.2002) par lequel la Cour a jugé que le droit de se marier existe de façon autonome, indépendamment de la famille. La Cour a ainsi abandonné l’idée selon laquelle le mariage serait la forme, et la famille serait la substance d’un unique « droit de se marier et de fonder une famille ». Le mariage est devenu un bien substantiel et un droit en soi, de par sa dimension sociale et symbolique, indépendamment de sa finalité concrète première considérée par le droit.

Une fois posé le principe d’équivalence, dans le cadre de la protection de la vie familiale, entre un couple de même sexe sans enfant et une famille biologique, la Cour en tire les conséquences : par exemple dans les affaires Schalk et Kopf et Vallianatos s’agissant de la reconnaissance juridique et de protection de la relation, ou dans l’affaire X et autres quant à la capacité à élever un enfant. L’affaireVallianatos, à la suite de l’arrêt X et autres (§ 146) est une application de cette logique égalitaire abstraite qui ramène les différences biologiques (objectives) entre un couple de même sexe et une famille biologique à une simple différence (subjective) d’orientation sexuelle insusceptible de justifier à elle-seule une différence de traitement.
Une vie familiale sans contenu objectif

Finalement, à ce stade de l’évolution jurisprudentielle, quel est le contenu de la vie familiale au sens de l’article 8 ? Le sait-on encore, dès lors que, désormais, la vie familiale ne requiert pour exister ni engagement public, ni présence d’enfant, ni même cohabitation. Est-ce l’existence de sentiments qui permet de caractériser la « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention ? Mais le droit a toujours ignoré les sentiments, considérant que ceux-ci relèvent de la vie privée, et non pas de la vie familiale, tout comme la sexualité consentie entre adultes (sauf cas particuliers).

Est-ce alors la stabilité de la relation (Vallianatos, §73) ? Mais il s’agit là d’un critère fort relatif. Deux affaires connexes renforcent le constat de perte de définition objective de la famille et de la vie familiale.

Dans l’affaire Burden c. Royaume-Uni (n° 13378/05, 29.04.2008), il s’agissait de comparer la situation de deux sœurs célibataires ayant toujours vécu ensemble à celle d’autres couples de même sexe, les premières n’étant pas autorisées à conclure un partenariat civil et à bénéficier de l’exonération de droits de succession qui y est attachée. Sans déterminer si les sœurs menaient une vie familiale, la majorité des juges a estimé les situations non comparables au motif que le partenariat est interdit « aux personnes qui ont des liens de proche parenté » (§62). La Cour a ajouté : « Plutôt que la durée ou le caractère solidaire de la relation, l’élément déterminant est l’existence d’un engagement public, qui va de pair avec un ensemble de droits et d’obligations d’ordre contractuel » (§65). Or c’est précisément, comme dans l’affaire Vallianatos, ce dont se plaignaient les sœurs : ne pas avoir accès au partenariat pour un motif non justifié, et la Cour n’a pas dit en quoi cette différence était justifiée sur le fond. Quoiqu’il en soit, on peut retenir de cet arrêt Burden que, pour les juges de Strasbourg, « la durée ou le caractère solidaire de la relation », c’est-à-dire sa stabilitén’est pas déterminante.

Alors que dans l’affaire Burden la Cour n’avait pas évoqué la sexualité, elle l’a fait dans l’affaireStübing c. Allemagne (n° 43547/08, 12.04.2012), refusant de reconnaître qu’un frère et une sœur, vivant avec leurs quatre enfants, puissent se prévaloir de la protection accordée à la vie familiale, au motif du consensus européen condamnant les relations incestueuses (§61).
Une définition arbitraire de la famille

Finalement, dès lors que l’on a renoncé au mariage ou à la présence d’enfant comme critère de la vie familiale, il apparaît fort difficile d’établir d’autres critères objectifs, et donc non arbitraires. Plusieurs juges dissidents ont en substance reproché à l’arrêt Burden d’être arbitraire car purement positiviste. Mais qui décide de l’existence d’une vie familiale si les faits ne sont pas déterminants ? Est-ce le juge, la loi ou les personnes engagées dans la relation ? Si la décision appartient au juge et à la loi, elle sera alors contingente et relative à l’évolution culturelle.

Toute personne affirmant mener une vie familiale peut estimer arbitraire son impossibilité de contracter une union civile. Ainsi, la loi grecque ne permet pas à plus de deux personnes de contracter une telle union alors que la Cour a reconnu qu’une famille polygame mène une vie familiale (Serife Yigit c. Turquie, n° 3976/05, 2.11.2010, §90). De même, plusieurs pays européens réservent les contrats d’union civils aux couples de même sexe, créant ainsi une nouvelle discrimination à l’encontre des couples de sexes différents.

Dans un proche avenir, à l’occasion de deux affaires actuellement pendantes à Strasbourg (Oliarai et A. contre Italie et Felicetti et autres contre Italie ; Francesca Orlandi et autres c Italie), la Cour pourrait prolonger la jurisprudence Vallianatos en estimant que tout couple menant une vie familiale doit, sans discrimination basée sur l’orientation sexuelle, avoir la faculté d’obtenir une reconnaissance officielle de sa relation dès lors qu’une telle reconnaissance est proposée à certains couples.

Un tel constat obligerait les pays européens qui ne permettent pas le mariage homosexuel à proposer une forme de reconnaissance alternative et similaire aux couples de même sexe, telle que l’union civile. Si la Cour établit un tel droit, l’étape suivante sera alors le rehaussement des droits attachés à ce partenariat au niveau de ceux attachés au mariage. Au final, ces deux statuts se distingueront moins par les droits que par les devoirs qui demeureront peut-être plus importants dans le mariage.

Ce processus de dissolution juridique de la « famille » n’est manifestement pas achevé :demeurent les questions de la polygamie, de l’inceste, des nouvelles formes de « multi-parentalité » et de l’inégalité des droits attachés au mariage et aux contrats d’union civile. Ce processus n’est pas un phénomène historique inéluctable, il est une succession de choix politiques et juridiques qui, pas à pas, ont conduit la Cour à l’opposé de l’intention initiale des rédacteurs de la Convention qui voulaient protéger les familles contre l’État, et non pas confier à l’État le pouvoir de définir la famille.

La Cour de Strasbourg ne fait pas que suivre l’évolution des mentalités, elle la précède et l’oriente souvent, servant de « guide » aux juridictions et législateurs nationaux.

Ce pouvoir de définition de la réalité, qui dépasse les limites du pouvoir d’interprétation des normes, la Cour l’a aussi appliqué aux termes homme et femme. Elle a en effet déclaré, afin d’étendre à une personne transsexuelle le droit de se marier avec une personne de même sexe biologique, qu’elle « n’est pas convaincue que l’on puisse aujourd’hui continuer d’admettre que ces termes impliquent que le sexe doive être déterminé selon des critères purement biologiques » (Goodwin, 2002 § 100).

Homme et femme sont redéfinis comme désignant le sexe psychologique, social ou biologique, c’est-à-dire le « genre ». Ainsi, la famille, et même le sexe, ne sont plus des réalités tangibles sur lesquelles le droit peut se fonder avec stabilité, mais des « notions » relatives et dynamiques définies par un droit devenu lui aussi relatif et dynamique. En acquérant le pouvoir de redéfinir la réalité – la norme juridique remplace la réalité comme critère de vérité (sociale) — le droit devient ainsi l’instrument privilégié de l’ingénierie sociale. Cette redéfinition juridique de la réalité ne laisse aucune place à la contestation morale car elle prétend dire ce qui est, et plus encore, elle prétend être ce qui est.

Selon la pensée originelle des rédacteurs de la Convention et des autres grands textes d’après-guerre, la famille constitue la société dont émane l’État, elle précède donc l’État qui est au service de la société, tandis que selon la conception nouvelle, la famille procède de l’État : c’est l’État qui, par son emprise sur la société, redéfinit la famille conformément à la pensée dominante.

Ce changement de perspective témoigne du détournement contemporain de la théorie des droits de l’homme : fondée initialement sur un humanisme jusnaturaliste, elle est devenue aujourd’hui un instrument privilégié de mise en œuvre de l’individualisme libéral. 

Un individualisme libéral qui, par un paradoxe ironique, renforce l’emprise de l’État sur les individus en échange de la promesse d’une plus grande liberté.



Grégor Puppinck, docteur en droit, est directeur du European Centre for Law and Justice.



Hervé Mariton pour le CUC !  par fautpaspousser


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