L’impératif technicien qui arraisonne les êtres vivants et jusqu’à la vie humaine elle-même n’est-il pas aujourd’hui l’un des principaux facteurs de développement de la culture de mort et de la dévastation de la nature, objet d’une conquête sans freins ? N’est-il pas urgent d’entraver la menace d’une technoscience appréhendée par des chercheurs, des ingénieurs, des politiciens ou des économistes comme un pouvoir illimité sur le vivant ? Les nouvelles biotechnologies ne témoignent-elles pas de la prétention prométhéenne du progrès lui-même dans le champ de la médecine ou de l’environnement ? Clonage embryonnaire dont les récents succès américains laissent présager de nouvelles transgressions (Nature, 28 avril 2014), procréations artificielles en tout genre telles la technique de fécondation in vitro à trois parents ou multiplex parenting que le gouvernement britannique s’apprête à autoriser, contrôle qualité et tri eugéniste des embryons et enfants à naître par décryptage du génome… autant d’applications biologiques stupéfiantes qui montrent à l’envi que les avancées technologiques seraient intrinsèquement dangereuses. Dans ce contexte, la réprobation d’un pouvoir technoscientifique qui semble s’auto-accroître sous l’effet d’une force interne irrésistible et indépendante des décisions humaines n’est-elle pas légitime ?
Force est de constater qu’en la matière, le discernement moral du Magistère catholique est beaucoup plus nuancé et complexe. Dans la sixième partie de Caritas in veritate (29 juin 2009) qu’il consacre entièrement à une réflexion sur le statut de la technique dans nos sociétés, Benoît XVI rappelle en exergue que « la technique – il est bon de le souligner – est une réalité profondément humaine, liée à la liberté de l’homme. Elle exprime et affirme avec force la maîtrise de l’esprit sur la matière, […] répond à la vocation même du travail humain. La technique s’inscrit dans la mission de cultiver et garder la terre que Dieu a confiée à l’homme » (n. 69). La doctrine sociale de l’Église ne craint pas d’affirmer que la vision chrétienne de la création comporte un jugement positif sur la légitimité des interventions de l’homme sur la nature, y compris sur les êtres vivants. La biosphère n’est pas une réalité divine intouchable et sacrée mais un don offert par le Créateur à l’homme et confié à son intelligence : « Voilà pourquoi l’homme n’accomplit pas un acte illicite quand, respectant l’ordre, la beauté et l’utilité des êtres vivants et leur fonction dans un écosystème, il intervient en modifiant certaines de leurs caractéristiques et propriétés » (Compendium de la DES, n. 473). Prenons un exemple. L’Église n’est pas opposée par principe à ce que l’on qualifie parfois improprement de « manipulations génétiques ». L’instruction doctrinale Dignitas personae (8 septembre 2008) approuvée par Benoît XVI affirme au contraire que les techniques d’ingénierie génétique dans un but thérapeutique (par intégration dans le patrimoine génétique d’une personne d’un gène fonctionnel via un virus vecteur) sont moralement licites chez l’homme lorsqu’elles visent à corriger des défauts en intervenant directement dans les cellules de la personne elle-même (n. 25 et 26). De même dans le règne végétal, les études sur les organismes génétiquement modifiés n’ont jusqu’à présent pas fait l’objet d’un rejet définitif par le Magistère. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église s’est contenté de poser des objectifs généraux prudentiels clairs en matière d’emploi de nouvelles biotechnologies (dont font partie les OGM) : s’abstenir d’agir tant qu’existe la possibilité d’un impact imprévisible sur l’environnement tout en continuant à évaluer les potentialités, les avantages et les risques liés à leur utilisation, et donc fuir les enthousiasmes faciles ou les alarmismes injustifiés (n. 474-480).
Le progrès technologique n’est pas responsable en soi du pouvoir démiurgique que s’arroge l’homme sur la nature et sur sa propre vie qu’il réduit toujours plus à un simple matériau ; c’est plutôt l’atrophie de la réflexion éthique et l’absence de progrès moral correspondant qui nous a conduits à cette fuite en avant transgressive. La principale cause des dérives biotechniques contemporaines est à rechercher avant tout dans une fermeture idéologique à la transcendance et le refus foncier de l’homme de dépendre de Dieu. Le respect pour la création et le respect pour la vie et la dignité humaines ne pourront être que le fruit d’une conversion et d’une croissance spirituelle et morale des hommes qui doivent à nouveau reconnaître en Dieu leur Créateur. Face à cette raison close dans l’immanence technologique, une raison sans la foi condamnée à se perdre dans l’illusion de sa toute-puissance, Benoît XVI a rappelé que la science elle-même avait besoin de chrétiens qui ont les mains tendues vers Dieu. Aussi est-ce un appel ardent que l’Église lance à « de nombreux chrétiens afin qu’ils se dédient à la promotion de la biomédecine pour témoigner de leur foi » (Dignitas personae, n. 3) et qu’ils sachent « mettre leurs énergies et leurs capacités en tant que scientifiques au service d’une recherche passionnée, guidée par une conscience limpide » (Compendium de la DES, n. 477). Pour réorienter les biotechnologies vers leur véritable finalité – servir la vie et la dignité de chaque être humain –, ce sont de nouveaux Albert le Grand et de nouveaux professeurs Lejeune dont nous avons besoin.
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